Vincent Borel
Sabine Wespieser éditeur
2010
Antonio et Isabel Vives, d’origine modeste, triment chaque jour pour gagner leur pain et avoir un toit sur la tête. Antonio travaille dans un restaurant luxueux de Barcelone où se côtoient l’opulence ostentatoire des riches et la faim qui tenaille les serveurs acculés à travailler dix heures par jour pour une bouchée de pain. Mais c’est à son travail qu’Antonio sent gronder la révolte : communistes, anarchistes, syndicalistes, les débats bousculent l’ordre en place. L’Espagne écrasée par le poids des traditions et de la religion vole en éclats : nous sommes en 1931, la République est née.
« Les images de l’Espagne traditionnelle volent en éclats. Oubliées, le temps d’un vote, ces femmes en noir, en châles, en mantilles et en chignons, agenouillées devant l’autel, au lavoir, aux champs, au marché, à côté du berceau. Fini la sainte femme, l’épouse des larmes, de la renonciation, de la contrition ; gommée la mère silencieuse et résignée, la reine d’abnégation. Enterrée la femme clouée sur la croix de la tradition. Assumées les sorcières honnies, les gitanes roublardes, les pensionnaires des bordels, car elles votent aussi2. »
Les Gillet, une riche famille d’industriels lyonnais, tissent leur toile dans le monde entier. A l’origine spécialisée dans le textile, la société Gillet développe et achète de nouveaux brevets : soie, viscose, nylon… Peu à peu, l’empire Gillet multiplie les rachats, fusions, pactes, investissent dans les énergies, les services, les assurances, tout en profitant salement des deux guerres mondiales.
Tandis que d’un côté, les hommes de la famille organisent la commercialisation des équipements des soldats français, du gaz moutarde, et plus tard du Zyklon B des chambres à gaz ; de l’autre la mère Gillet sème sa charité toute chrétienne, détestable d’hypocrisie. Car les Gillet, qui ont vraiment existé, ont adopté une politique paternaliste pour moraliser leurs ouvriers : des logements simples mais fonctionnels et des écoles sont construites à proximité de leurs usines lyonnaises, comme celle de Vaulx-en-velin.
« Ainsi naquit, en moins de deux ans, la Petite Cité où cinq mille ouvriers sont pris en charge de la maternité au tombeau. Autour de l’usine Vaulx-en-Velin on trouve des villas toutes identiques : celle des cadres. Les contremaîtres et les administratifs disposent de maisons avec jardinets. Les ouvriers demeurent dans des cités-jardins fonctionnelles. Confort extraordinaire, il y a des toilettes dans chaque foyer. La brique, la tuile romaine et les frises de faïence ornant les façades sont le seul luxe décoratif4. »
Voilà un excellent roman, mais tout dépend ce qu’on en attend. Si vous espérez suivre de près l’histoire des grands-parents de Vincent Borel, passez votre chemin. En revanche, si vous souhaitez connaître l’histoire de l’Espagne, ses sursauts démocratiques et ses débordements, alors foncez ! La République, le droit de vote des femmes, la guerre civile espagnole, la Retirada, la Seconde guerre mondiale, les camps de concentration en Europe…
Ce roman politique est passionnant, remarquablement documenté, au point que les personnages ont moins d’importance que les événements historiques dont ils sont les témoins. Car les personnages, bien que réels pour une part d’entre eux, manquent d’épaisseur. Leurs débats sur l’anarchisme, la révolution, la patrie, résonnent faussement dans leur bouche, ce qui n’enlève rien à l’intérêt qu’ils soulèvent. Peut-être est-ce dû à une langue trop belle, trop bien tournée ? Ou bien sont-ils éclipsés par la puissance historique des tableaux dans lesquels ils évoluent et se croisent subtilement ?
Vincent Borel écrit là un roman de grande qualité, riche et sincère, contre l’oubli et le négationnisme, empreint de cynisme envers ce que le monde est aujourd’hui : mondialisé, consumé, indifférent, distendu.
« Les travailleurs ne sont plus ces brebis dont vous pensiez être le pasteur, madame. Vous leur avez ouvert des écoles et vous leur avez donné l’enseignement. Leurs yeux se sont dessillés. Et ils voient plus crûment l’indifférence, l’âpreté, le surplus de fortune et l’injustice. Eux aussi désirent avoir et posséder. Sinon, quel sens aurait ce qu’ils produisent5 ? »
La Capitana Elsa Osorio
Ma guerre d'Espagne à moi Mika Etchébéhère
1. Page 219. -2. Page 238. -3. Page 209. -4. Pages 146-147. -5. Page 212.
Antoine et Isabelle
Vincent Borel
Editions Point
Collection Les grands romans
2011
448 pages
8 euros