Le plaisir des boîtes à livres, c’est de tomber sur des lectures qu’on n’aurait jamais pensé ouvrir. Dans ce récit autobiographique, Shulem Deen nous plonge dans son enfance et son adolescence au sein de la communauté de juif·ves ultra-orthodoxes de New Square près de New York, un village fondé dans les années 1950 par un juif ultra-orthodoxe ukrainien. Il raconte comment il en est progressivement sorti à l’âge adulte, au prix de lourds sacrifices.
Shulem Deen ne dit jamais le mot « secte », pourtant tout ce qu’il décrit y correspond : l’emprise psychologique et financière, l’endoctrinement des enfants dès le plus jeune âge, la rupture quasi totale avec le monde extérieur… Tous les aspects de la vie sont régis par des devoirs et des interdits si nombreux qu’il n’existe aucun libre arbitre. Aucun choix de vie n’est possible ni même concevable. Tout est extrêmement ritualisé : le quotidien, les tenues, les repas, les relations sociales. Le doute est impur, de nombreuses questions sont interdites, et même certains mots sont imprononçables.
Comme l’exige la tradition, à 18 ans, il est marié à une jeune femme avec qui il n’a « communiqué » que dix minutes, puis fait un premier enfant sans trop savoir comment on s’y prend et se retrouve père d’une famille nombreuse sans ressources financières pour s’en occuper. L’affection en public est interdite, et même en privé elle n’est pas spécialement indiquée. La notion même d’amour ne semble pas exister, les rapports sexuels sont effectués froidement dans le noir complet les mardis et vendredis soirs.
Les jeunes garçons ne doivent lire que les textes sacrés, qu’ils étudient à longueur de journée dans les moindres détails. Ils vivent dans une lutte perpétuelle contre eux-mêmes, contre les pensées impures (le désir sexuel) et les considérations bassement matérielles (la vie en somme) et dans la peur du châtiment qui semble fréquent. Mais cette quête n’a rien de spirituel si tout est affaire d’adhésion aveugle, de discipline, d’interdictions. Ils ne semblent rien faire de leurs dix doigts et ne rien connaître en dehors des textes sacrés, pendant que les jeunes filles sont destinées à trimer pour assurer la charge de la maison et des enfants…
Les sentiments qui dominent le récit de Shulem Deen sont le malaise, la dépossession de soi, la culpabilité et la honte qui le conduisent à se haïr, mais aussi l’ignorance de toutes les choses de la vie et la sensation permanente d’étouffement et de surveillance. Il raconte ses doutes, son effondrement intérieur, son besoin effréné de chercher des preuves avant de finalement perdre la foi.
Lorsqu’il allume pour la première fois le poste de radio (qui est interdit, comme toute autre technologie), le monde extérieur s’ouvre enfin à lui. Impossible alors de revenir en arrière : la soif de découvertes ne fait que grandir, qu’il assouvit secrètement en multipliant les mensonges
Faut-il continuer à se conformer et se cacher pour pouvoir vivre auprès de sa famille, ou tenter de vivre libre d’être soi-même, quitte à tout perdre ? Quelle vie pourrait-il espérer à l’extérieur, lui qui ne sait parler que le yiddish et n’a aucun diplôme officiel ? Et après avoir perdu la foi, quel sens donner à sa vie ?
L’histoire de l’émancipation de Shulem Deen est à la fois inspirante, captivante et d’une grande lucidité. Il rappelle que l’endoctrinement n’est pas l’apanage de la religion juive : il pourrait tout aussi bien exister dans une secte chrétienne, musulmane ou d’une autre croyance. La foi relève toujours de l’arbitraire — tout comme, dans mon cas, mon absence de croyance en l’existence d’un dieu tient simplement au fait que mes parents ne m’ont pas élevée dans la religion.
J’ai été absorbée par ce récit autobiographique, par le courage qu’il lui a fallu pour sortir de la pauvreté émotionnelle et intellectuelle qui l’attendait. J’ai adoré son enthousiasme pour le monde extérieur, son amour des livres, de l’écriture et du blogging que je partage complètement 💛 Une chouette découverte dénichée dans une boîte à livres 😍
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Celui qui va vers elle ne revient pas
(All Who Go Do Not Return, traduit de l'états-unien par Karine Reignier-Guerre)
Shulem Deen
Points
2017 pour la première édition française
2019
480 pages
8,30 euros