Après avoir lu l’ouvrage d'Isabelle Baraud-Serfaty sur les trottoirs, j’ai flashé sur cet essai d’Isabelle Rey-Lefebvre, journaliste spécialiste des questions sur le logement.
D’après l’INSEE, entre 2000 et 2022, les prix des logements en France ont augmenté de 160 %, alors que le revenu moyen n’a augmenté, dans le même temps, que de 45 % ! Les locataires du parc privé les plus modestes consacrent presque la moitié de leurs revenus au logement, tout comme les propriétaires en cours de remboursement de crédit immobilier, qui empruntent sur des durées de plus en plus longues. Quant au nombre de personnes sans domicile fixe, il a augmenté de 100 % entre 2012 et 2020 en France, passant de 143 000 à 300 000 personnes.
Pourtant, seul 1 million de ménages (soit 3,5 % des foyers français) détient au moins 5 logements chacun. Plus de la moitié du parc locatif privé leur appartient à Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Lille… Les riches sont de plus en plus riches, et les biens immobiliers se concentrent entre leurs mains, tandis que les pauvres s’appauvrissent.
L’enrayement de l’accès à la propriété a plein de conséquences : face à la demande exponentielle, les proprios font monter les prix en passant par Airbnb, par les baux à mobilité réduite de 10 mois (loi Elan de 2014), et se permettent de louer des cages à poule insalubres ! Vu que l’accès au logement social est tout à fait illusoire malgré la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU) de 2020, les gens sont obligés d’accepter des logements pourris, ou retournent vivre chez leurs parents, et les plus mal payés ne peuvent même plus habiter près de leur lieu de travail… Pas de logement, pas de travail !
L’ouvrage d’Isabelle Rey-Lefebvre, qui a longtemps travaillé dans des associations de consommateurices avant d’être journaliste, fait l’état des lieux de la spéculation immobilière, avec l’affaiblissement du modèle du logement social (merci Macron !) et l’assaut des fonds d’investissement partout en Europe.
À travers une enquête dans plusieurs villes d’Europe auprès d’habitant·es, d’élu·es, d’expert·es et d’universitaires, Isabelle Rey-Lefèbvre montre qu’il existe plusieurs modèles non spéculatifs de logements, autres que la propriété et la location, comme les logements municipaux/sociaux ou les coopératives, particulièrement développées à Zurich en Suisse.
Comment Barcelone tente-t-elle d’enrayer le sur-tourisme qui empêche les habitant·es de se loger ? Comment le logement social est-il progressivement tué à Amsterdam, une ville qui a possédé jusqu’à 80 % des terrains et énormément de logements sociaux ?
Les coopératives permettent de concevoir des habitations organisées autour de la solidarité, de l’entraide et du bien commun, sans forcément dépendre des aides de l’État. Pour lutter contre la spéculation, la valeur du terrain est souvent décorrélée de celle du logement, et le bail est soumis à différentes conditions (revenus, durée, nombre d’occupant-es). Leur fonctionnement varie d’une coopérative à l’autre, mais globalement elles combinent différents degrés d’autogestion, de démocratie et d’écologie.
Certaines coopératives ont énormément développé les espaces collectifs et partagés. Au-delà d’une cuisine commune, d’un potager ou d’un parking à vélos, certaines ont un studio de musique (De Warren à Amsterdam), une salle de jeux/buanderie (La Borda à Barcelone), un gymnase (Spreefeld à Berlin), et même un mur d’escalade et une salle de cinéma (Sonnwendviertel de Vienne) ! Jusqu’à constituer une mini-ville dans la ville, ce qui pose la question de l’entre-soi…
Certains logements sont conçus pour être quasi neutres sur le plan écologique, comme la coopérative Équilibre à Genève qui a un système d’assainissement écologique du caca, du pipi et des eaux usées, qui produit du compost et de l’engrais grâce aux lombrics, ou encore la coopérative de Chamarel à Vaulx-en-Velin, une coopérative autogérée pour vieillir dans la solidarité dont le bâtiment est en isolation paille avec des panneaux solaires, un potager et des ruches.
Dans tous les cas, ce sont de véritables sources d’inspiration pour la France, puisque l’autrice explique que les coopératives d’habitation y ont été interdites de 1971 à 2014 (depuis la loi Elan). Et les rares initiatives institutionnelles comme les OFS-BRS (organismes de foncier solidaire-bail réel solidaire) ont oublié l’aspect communautaire et l’autogestion dans leur fonctionnement !
Cet ouvrage, publié par les éditions indépendantes Rue de l’échiquier, rappelle que le logement est un droit fondamental et un bien commun qui ne peut être soumis au marché. Presque tous les autres aspects de la vie découlent du logement : la qualité de vie, la vie sociale, la sécurité, la santé… Si bien que la manière dont on habite est un vrai enjeu et profond vecteur de transformation sociale et écologique.
Comme pour les livres Trottoir ! d’Isabelle Baraud-Serfaty et Le ventre des villes de Carolyn Steel, j’ai chaussé de nouvelles lunettes pour observer le monde avec un regard nouveau. Une enquête claire et accessible, sur un sujet relativement peu abordé, que je vous recommande !
Halte à la spéculation sur nos logements !
Les solutions pour habiter à nouveau les villes
Isabelle Rey-Lefebvre
Rue de l'échiquier
2023
224 pages
22 euros