(tome 11 des Rougon-Macquart)
Émile Zola
Éditions Gil Blas
1882
Octave Mouret, un provincial opportuniste et vorace, ambitionne de révolutionner la capitale avec son grand magasin de prêt-à-porter féminin. Au Bonheur des Dames, situé dans le 2e arrondissement de Paris, écrase les petit·es commerçant·es du quartier avec ses techniques de vente et sa publicité nouvelles et agressives pour l’époque.
Pour arriver à ses fins, il brutalise tout le monde : les fabricants de tissu lyonnais avec lesquels il négocie des prix de plus en plus bas, les employé·es qu’il exploite et jette selon les besoins du commerce, les clientes (aussi bien les bourgeoises que les ménagères) dont il exploite les failles intimes pour leur faire acheter le plus de marchandises possible, les petits commerces mitoyens dont il rachète les baux commerciaux pour agrandir son grand magasin.
Denise Baudu, une jeune femme de 20 ans, débarque à Paris avec ses deux jeunes frères, après le décès de leurs parents. Pour gagner sa vie et assurer leur sécurité, elle n’a d’autre choix que de devenir vendeuse au Bonheur des Dames. Avec elle, on découvre les rouages d’une « machine lancée à toute vapeur3 » : le mépris des clientes, le logement misérable au dernier étage du grand magasin, les journées de travail de 13 heures 6 jours sur 7, la compétition acharnée entre les employé·es qui sont rémunéré·es à la vente, une hiérarchie impitoyable qui licencie brutalement, à une époque où il n’y a ni syndicat, ni arrêt maladie, ni allocation chômage, ni retraite, ni congés payés… Pour contenir cette violence, les employé·es dilapident tout leur argent le dimanche, dans les restaurants et les bars, dans « une indigestion des bonnes choses4 ».
Les vendeuses du Bonheur des Dames n’ont pas le droit de se marier, et encore moins d’avoir des enfants, car « ce n’est pas bon pour la vente ». Il est pourtant clair qu’elles ne sont pas assez payées pour vivre de leur métier (contrairement aux hommes), si bien que la vente ne peut être qu’une étape dans leur vie avant le mariage. Mais Denise veut être libre, et doit subvenir aux besoins de ses frères orphelins.
Face au triomphe du « colosse6 », les petits commerces du quartier agonisent. La boutique du Vieil Elbeuf, ainsi que celles de Bourras et de Robineau, sont petites, étriquées, sombres, humides, à côté des grandes vitrines lumineuses, tapageuses et innovantes du Bonheur des Dames.
Avec une fierté entêtée et aveuglante, les petit·es commerçant·es jettent les économies de toute une vie pour lutter contre l’envahissement du Bonheur des Dames. Mais les armes ne sont pas égales, leur force de frappe commerciale est sans commune mesure avec celle de l’empire de Mouret. Inéluctablement, les clientes préfèrent acheter leurs tissus au Bonheur des Dames, où le choix de produits est plus grand, les prix généralement plus bas, et le marketing plus séduisant.
Dans Au Bonheur des Dames, Zola a voulu brosser le portrait de ces grands magasins qui ont révolutionné le commerce durant le Second Empire, à l’instar du Bon Marché (1838), du Printemps (1865) et du Louvre (1855-1974). Comme toujours, il alimente son roman de faits historiques et de ses fines observations sociologiques, nous livrant au passage quelques leçons d’économie et de marketing (ce qui m’a été très profitable lorsque je l’avais lu la première fois au lycée).
Mais l’empire du Bonheur des Dames écrase absolument tout sur son passage, même ses propres personnages, qui sont à mon goût peu fouillés. Denise, la jeune femme normande, aurait pu apparaître comme une figure forte, avec son honnêteté à toute épreuve, sa responsabilité familiale inébranlable, son refus de se marier. Mais elle fait pâle figure par rapport à Gervaise (L'Assommoir), à Nana (chronique à venir) ou Hélène (Une page d’amour, chronique à venir), et je trouve que son destin est assez décevant, même s’il colle parfaitement aux desseins de Zola.
Au Bonheur des Dames détonne aussi parce qu’il ne suit pas l’arc romanesque habituel et que, finalement, ni Denise Baudu, ni Octave Mouret ne sont des Rougon-Macquart. Mais ça n’enlève rien à la portée terriblement actuelle de ce roman, qui montre comment la société s’est agencée autour des grandes entreprises et des multinationales, comment le capitalisme a profondément modifié nos besoins et nos envies, ainsi que l’ensemble des métiers, des industries, du monde du travail, des classes sociales, et des villes, paysages et pays dans lesquels on vit.
Tome 1, La Fortune des Rougon
Tome 2, La Curée
Tome 3, Le Ventre de Paris
Tome 4, La Conquête de Plassans
Tome 5, La Faute de l'abbé Mouret
Tome 6, Son excellence Eugène Rougon
Tome 7, L'Assommoir
Tome 8, Une page d'amour
Tome 9, Nana
Tome 10, Pot-Bouille
Isabelle Baraud-Serfaty Trottoirs ! Une approche économique, historique et flâneuse
Carolyn Steel Le ventre des villes
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Au Bonheur des Dames
(tome 11 des Rougon-Macquart)
Émile Zola
Préface de Jeanne Gaillard
Édition d’Henri Mitterand
Éditions Gallimard
Folio classique
2010 (première édition en 1999)
4,30 euros
1. Page 281. -2. Page 173. -3. Page 425. -4. Page 182. -5. Page 428. -6. Page 425.