Iain Levison
Liana Levi
2003
Dans une petite ville du Wisconsin aux Etats-Unis, un énième licenciement massif aggrave la pauvreté dans la région. Jake Skowran, le narrateur, est au chômage : il est endetté et galère à payer son loyer, après avoir été contraint de vendre sa télé et de résilier son abonnement au câble. Il n’a plus les moyens de se payer de la coke, ni même des clopes ou des coups au bar avec ses amis.
Jake sait que la décision de fermer son usine a été prise par des gens haut placés qui, d’un clic, ont transféré leurs fonds vers une région où la main-d’œuvre est corvéable à merci, moins chère et moins protégée par le droit du travail.
Cela fait déjà 9 mois qu’il est au chômage, furieux, abattu, esseulé, lorsqu’on lui fait une proposition surprenante : une proposition certes lucrative, mais dangereuse, répréhensible, illégale et immorale…
Comment refuser une telle offre quand il n’y a presque plus de boulot en ville, et que les voisins et voisines quittent la ville pour être embauché·es ailleurs ? Mais Jake ne veut pas partir, car il est né ici, toute sa vie est ici.
Comment refuser une telle offre quand la seule perspective professionnelle légale est un emploi de caissier et magasinier dans une station d’essence payé 5 dollars de l’heure ? Jake ne veut pas mourir à la tâche en travaillant 60 heures par semaine pour gagner à peine 800 dollars.
Comment refuser une telle offre quand le travail est ce qui nous définit le plus dans une société capitaliste et déshumanisée ? quand les personnes au chômage sont tenues pour responsables de leur situation ? quand elles sont considérées par les bourgeois·es comme des assistées, des fainéantes ? Elles n'avaient qu’à faire les bonnes études, sentir les bonnes opportunités… ou traverser la rue, comme l’assène Macron. Voilà un discours culpabilisant qui masque le fait que le capitalisme a justement besoin d’un chômage de masse pour que les travailleur·ses en poste se montrent plus dociles.
Jake ne tergiverse pas longtemps, car, pour survivre dans cette société inhumaine et bâtie sur le profit, il est contraint de taire ses principes. Et, depuis qu’il est au chômage, il a perdu sa dignité, son estime de soi, son identité de travailleur consciencieux. Il a perdu toute reconnaissance et toute autonomie.
« C’était ça votre rêve de petit garçon ? Vous regardiez par la fenêtre au cours élémentaire en pensant : un jour, un jour je téléphonerai à des gens qui ont été licenciés et je les emmerderai pour qu’ils versent leurs allocations de chômage à une saloperie d’entreprise géante qui prend VINGT-SIX POUR CENT D'INTÉRÊTS PLUS LES PÉNALITÉS DE RETARD3… »
Un petit boulot est le premier roman de Iain Levison, mais le quatrième livre que je découvre de cet auteur états-unien. Et, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il réunit déjà, en 2003, l’ensemble des éléments qui traversent l’ensemble de son œuvre. Ses romans sont d’une grande efficacité, ils mêlent habilement des histoires haletantes, bien rythmées et bien ficelées, qui se lisent d’un trait, à une critique acerbe du système capitaliste au détriment des êtres humains, le tout sans jamais se départir d’une bonne dose de suspense, d’humour et de cynisme. Pour ma part, sa recette alliant la fiction à la critique sociale marche à tous les coups ! Et je comprends pourquoi ses romans (dont Un petit boulot) sont adaptés au cinéma !
L’un des ressorts comiques de l’histoire, c’est justement que Jake prend tellement à cœur son nouveau « boulot » qu’il l’effectue avec le même professionnalisme que s’il travaillait encore à l’usine… sauf que ce nouveau job n’est ni conventionnel, ni moral ; ça en devient tout à la fois drôle et effrayant. On voit là l’amour du travail bien fait, du travail consciencieux et humble que partagent beaucoup de gens de la condition ouvrière (dont ma famille fait partie). Jake retrouve enfin la reconnaissance de ses compétences dans son travail !
Je regrette seulement que l’univers de ce roman soit très masculin : les rares femmes sont réduites à leur seule apparence physique et à leur potentiel sexuel (pour le plaisir sexuel ou pour féconder), au point que, vers la fin de ma lecture, je me suis amusée à remplacer le mot « femme » par le mot « plante ». Elles apparaissent alors comme des objets sans volonté, tout à fait malléables et transportables ; autrement dit des alibis idéaux pour le nouveau « boulot » de Jake. Au fil de la narration, on perçoit nettement qu’il évolue dans un cercle exclusivement peuplé d’hommes, autour duquel gravitent les femmes, telles des figurantes, créatures hors de l’humanité. J’avais effectivement remarqué, il y a dix ans déjà, que ses autres textes étaient peuplés en majorité d’hommes, mais ma vision féministe d’alors n’était pas aussi aiguisée qu’à présent pour que je puisse me faire une idée de la question du genre chez Iain Levison.
Toutefois, malgré cet aspect sexiste, j’ai dévoré Un petit boulot, car le choix de la narration à la première personne au présent de l’indicatif est particulièrement efficace : on se met très facilement à sa place. Pour la petite histoire, Iain Levison, publié par les éditions indépendantes Liana Levi, est l’un des auteurs que j’ai le plus chroniqué sur Bibliolingus, et son roman Trois hommes, deux chiens et une langouste est la deuxième chronique publiée sur le blog, en janvier 2012 ! Déjà !
Trois hommes, deux chiens et une langouste
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Un job pour tous Christophe Deltombe
1. Page 12. -2. Page 71. -3. Pages 27-28.
Un petit boulot
Since the Layoffs
Iain Levison
Liana Levi
2012
Traduit de l'anglais (Etats-unis) par Fanchita Gonzalez Batlle
224 pages
10 euros
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