Florence Aubenas
Éditions de l’Olivier
2010
En 2009, Florence Aubenas s’installe à Caen avec l’objectif de trouver un emploi. Elle s’inscrit au chômage avec un faux profil : elle prétend avoir été quittée par son compagnon après avoir été femme au foyer durant 20 ans et n’avoir pour seul bagage que le bac. L’aventure caennaise ne devra s’arrêter que lorsqu’elle aura décroché un CDI…
Elle s’imagine qu’elle va recevoir des offres assez facilement, mais c’est compter sans la désindustrialisation qui a fortement touché la région, et la crise de 2008 qui fait la une des médias à l’époque, et qui semble surtout servir de prétexte pour les employeurs.
Bienvenue dans la France post-industrielle, celle des travailleur·ses précaires, des chômeur·ses, des débuts de mois difficiles, des carrières en pointillés, entre CDD et périodes de chômage (ce qui est aussi mauvais pour le CV que pour le calcul de la retraite)…
La concurrence est rude : les offres d’emploi sont rares et les chômeur·ses nombreux·ses. Avec Florence Aubenas, on découvre l’enfer des agences de Pôle emploi en 2009, et je n’ose imaginer ce que ça doit être 15 ans plus tard…
A Pôle emploi, les demandeur·ses d’emploi doivent sans cesse prouver qu’iels cherchent du travail. Il leur faut assister à toutes les formations qu’on leur propose, même les plus inutiles et les plus inadaptées à leur situation personnelle. Leur statut est sans cesse remis en question. À l’inverse, les entreprises ne sont pas surveillées, elles peuvent proposer des missions qui ne respectent pas le code du travail sans être inquiétées…
Pour Pôle emploi, toutes les combines sont bonnes pour faire baisser artificiellement le chiffre du chômage : vous ne venez pas aux formations ? vous êtes radié·e ! Il y a d’un côté les « bon·nes » demandeur·ses d’emploi, celleux qui ont « un petit diplôme, une petite expérience, une petite voiture3 », et les mauvais·ses, celleux qui n’ont aucune expérience et aucun diplôme.
À travers son expérience, même limitée et fictive, Florence Aubenas pointe les absurdités du système, le désespoir des candidat·es et la souffrance des employé-es de Pôle emploi qui sont soumis·es à des contraintes de plus en plus fortes dans leur agence, où les incidents sont de plus en plus nombreux. On pense à cet homme qui, en 2013, s’était immolé devant une agence de Pôle emploi.
Très vite, comme toustes les autres, Florence Aubenas se surprend à vouloir accepter n’importe quelle mission, pourvu qu’elle en obtienne une. Comme les autres, elle se dégote une petite voiture, indispensable à tout métier dans les petites villes, et devient corvéable à merci.
Le seul emploi qu’elle trouve est femme de ménage, mais ce sont plutôt des heures par ci-par-là, très tôt le matin et très tard le soir. Elle fait le ménage dans les ferrys du quai de Ouistreham 6 jours sur 7 ; les trajets en voiture coûtent plus cher en essence que ce que lui rapportent les heures de ménage. Impossible de concilier ce travail avec une vie personnelle épanouissante, impossible de s’organiser et de se projeter car les horaires changent tout le temps, quand elle n’est pas renvoyée sans motif. Et il est particulièrement mal payé, comme tous les métiers majoritairement occupés par des femmes !
Le métier de femme de ménage est particulièrement épuisant et stressant. Avec toustes ses collègues (une écrasante majorité de femmes), elle doit nettoyer le plus possible, sans être certaine que les heures supplémentaires seront payées. Les charges sont lourdes, les gestes répétitifs, mais les courbatures qui s’accumulent sont le doux soulagement d’avoir un travail. Elle s’expose aussi au mépris des gens qui travaillent dans les lieux qu’elle nettoie, et elle doit se faire invisible (quand elle ne l’est pas déjà).
Tout relève de la survie : si une mission s’arrête, tout s’arrête. Si sa voiture lâche, tout s’arrête.
Je suis contente d’avoir enfin lu Le Quai de Ouistreham ! Pour la petite histoire, c’est un livre qui m’avait fait de l’œil à sa sortie en 2010, durant ma première année d’étude dans l’édition. J’ai eu envie de me lancer dans cette lecture lorsque j’ai appris qu’il avait reçu le prix Jean-Mecquert, un prix que j’aime beaucoup parce qu’il récompense la littérature prolétarienne.
J’ai aimé cette immersion, cynique et violente, dans le monde des travailleur·ses précaires d’une région jadis industrialisée, ouvrière, et contestataire, avec les hauts-fourneaux de la Société métallurgique de Normandie et d’anciens fleurons industriels français comme Moulinex. Mais cette immersion est terrifiante, car, avec les gouvernements successifs de la droite fascisante, la situation n’a fait que s’aggraver dans ces métiers-là et dans les agences de Pôle emploi.
On cotoie celleux « qui ne sont rien » parce qu’iels n’ont pas de travail, qui sont encore moins humain·es que ce que l’on appellerait aujourd’hui les Gilets jaunes. À l’ère du capitalisme, pas de travail, pas d’identité ! On cotoie celleux qui, face à une telle précarisation et une telle déshumanisation, placent leur dignité dans de petits actes quotidiens ; celleux qui n’osent pas rêver trop fort : une maison, un boulot d’assistante maternelle, d’aide-soignante pour les personnes âgées, d’un pizzaiolo en camion… On côtoie celleux qui ne connaissent pas le droit du travail et ne peuvent pas se défendre, qui portent un discours méritocratique de droite, faisant de véritables « contre-son-camp » ; celleux qui sont reconnaissant·es de décrocher un boulot, même le plus merdique ; celleux qui ne refusent aucune mission, par peur de ne plus être rappelé·es, qui ne se plaignent pas des heures non rémunérées, par peur de perdre leur boulot, qui ne sont pas syndiqué·es, par peur d’être mal vu·es de l’employeur.
Mais Florence Aubenas vient de la bourgeoisie, elle est grand reporter. Pour elle, c’est une expérience qui s’arrêtera lorsqu’elle aura décroché son premier CDI ; elle retournera alors vivre à Paris dans des conditions décentes. Mais pour Marilou, Philippe, Françoise, Victoria, Mimi, c’est leur survie quotidienne, c’est toute leur vie, continuellement à la merci des décisions prises dans les bureaux feutrés des bourgeois·es. La souffrance au travail, la précarité, la déshumanisation sont l’huile de moteur du capitalisme. Les CDD et intérim sont des emplois bien réels, qui tendent à devenir la norme. Durant 6 mois, elle s’est fait passer pour l’une des leurs, et c’était nécessaire pour mener l’enquête ; mais n’est-ce pas un mensonge douloureux pour elleux lorsqu’iels auront découvert la vérité sur leur collègue en qui iels ont donné leur confiance ?
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Le Quai de Ouistreham
Florence Aubenas
Le Seuil
collection Points récits
264 pages
7,20 euros
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