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Comment la non-violence protège l’Etat ≡ Peter Gelderloos

Comment la non-violence protège l'Etat Peter Gelderloos BibliolingusComment la non-violence protège l’État
Essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux

Peter Gelderloos

Éditions Libre

2018

Alors que le mouvement des « gilets jaunes » s’impose durablement en France, l’ouvrage de Peter Gelderloos paru au printemps 2018 participe au débat sur nos moyens de résistance dans un système fascisant. L’auteur dénonce une falsification historique qui a érigé Mohandas Gandhi et Martin Luther King en modèles de la « non-violence », ainsi que la tendance dogmatique d’une logique clivante, binaire, subjective et manipulée des actions « violentes »/« non-violentes » dont l'expression elle-même est digne de la novlangue orwélienne. Cet ouvrage, outre le fait qu’il représente un tournant dans mon parcours personnel et professionnel, me semble indispensable à celleux qui s’emparent par principe de l’expression « non-violence », souvent sans avoir réellement étudié la question. 

« La violence est au fondement de l’État, qui n’a d’autre préoccupation que sa perpétuation. Ce système transforme notre planète en prison, détruit des écosystèmes entiers, extermine des peuples. » (Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre)

La civilisation industrielle repose sur une violence omniprésente et invisibilisée. Grâce au marché florissant de la vente d’armes, les guerres ravagent le monde et engendrent des milliers de réfugié·es politiques et économiques. L’idéologie du « progrès » et de la « pacification » repose sur une violence structurelle et invisibilisée envers les plus fragiles, les plus pauvres et les moins blanc·hes. Prenons l’exemple du smartphone ou de l’ordinateur dont vous vous servez pour lire ma chronique : de l’extraction polluante des matières premières à l’esclavage des travailleur·ses qui ne pourront jamais se l’acheter, cet objet est un concentré de violences.

Légalisée, institutionnalisée, la violence est le monopole de l’État qui ne saurait permettre la violence de la résistance, laquelle peut être légitime mais illégale. Systématiquement, l’État calomnie la violence de la résistance, visant à enfreindre une loi injuste, et la fait passer pour de la délinquance. C’est l’État lui-même qui définit ce qui est violent et ce qui ne l’est pas, et c’est pourquoi nous trouvons « normal » que les policier·ères portent des armes à feu. Par le biais de ses institutions et des médias mainstream, l’État nous conditionne à craindre la police et à considérer sa répression comme légitime, tandis que la moindre vitrine brisée par des manifestant·es et des Black Blocs effraie. Contrairement aux CRS qui disposent de flashballs, grenades de désenserclement, canons à eaux et barrières mobiles pour nous tuer et nous mutiler, les violences des Black Blocs sont pourtant dérisoires, et consistent plutôt à transgresser publiquement la loi pour attirer notre attention et celle des médias. Pourquoi les véganes sont-iels taxé·es d’« extrémistes » à la moindre vitrine brisée lors d’une manifestation, alors que les plus extrémistes sont bien celleux qui cautionnent le meurtre organisé, légal, quotidien et incommensurable d’individus non humains ?

Il s’agit de comprendre que toutes les formes de violences ne se valent pas, et surtout de reconnaître que notre seuil de tolérance à la violence est conditionné depuis l’enfance. Cette peur de la violence populaire ne relève-t-elle pas plutôt de la peur du peuple lui-même ?

« Qu’est-ce que la violence de toute façon quand l’État tue des gens tous les jours ? Et quand les membres de la Banque mondiale mangent des bébés du tiers monde pour petit déjeuner ? Alors, s’ils reçoivent des briques, alors, c’est de leur faute1. »

« Pour changer un système fondé sur la coercition et la violence, un mouvement doit constituer une menace2. »

Peter Gelderloos montre que le mouvement indépendantiste de l’Inde et celui pour les droits civiques aux États-Unis ont fait l’objet d’une falsification visant à imposer la « non-violence » comme la seule stratégie possible dans la résistance.

Mohandas Gandhi et Martin Luther King, érigés en modèles, en figures sympathiques et sages, et probablement inoffensives pour le pouvoir en place, ont occulté tout un ensemble de courants qui ont fait partie de ces luttes. Aux États-Unis, on pense notamment aux Black Panthers et à Malcolm X, dont les stratégies plus radicales (au sens de « prendre le problème à la racine ») sont quasiment absentes des manuels scolaires !

La non-violence serait donc un principe dogmatique qui finit par générer de l’autoritarisme au sein des mouvements sociaux. En interdisant la pluralité des tactiques et en condamnant toute autre forme d’action, les adeptes de la non-violence semblent éprouver plus de respect pour la police, les institutions et la propriété privée que pour les autres activistes. Tout comme les médias mainstream et l’État traitent les activistes plus radicales·aux comme des délinquant·es de droit commun, les non-violent·es se désolidarisent d’elleux et brisent la cohésion du mouvement social.

« Nous avons obtenu davantage en fracassant des vitrines que ce que nous avons obtenu en les laissant nous fracasser. » (Christabel Pankhurst, suffragette)

Le gouvernement « démocratique » a tout intérêt à défendre et financer la non-violence, puisqu’elle lui permet de nourrir l’illusion que le débat et l’expression d’opinions dissidentes sont possibles. Toutefois, le rapport de force est écrasant : si le gouvernement, plus ou moins « démocratique », décide de réprimer par la répression policière ou l’emprisonnement massif toute dissidence, quelle qu’elle soit, les mouvements exclusivement non-violents seront les premiers à tomber.

Revendiquer publiquement sa « non-violence » revient donc à informer l’État de son innocuité et à se faire complice de ses exactions ; cela revient à lutter contre l’adversaire en suivant ses conseils. Peter Gelderloos parle même d’un « dressage à l’inertie » et d’« impuissance acquise ». Effectivement, si la non-violence est encouragée et promue par les élites, les médias mainstream et les ONG financées par des organismes publics, c’est certainement parce qu’elle rend les mouvements inoffensifs et ne menace pas l’ordre établi.

Par ailleurs, la non-violence va souvent de pair avec des revendications modérées, des discours consensuels, et la croyance selon laquelle il existe un gouvernement « bon » et « juste », alors qu’il nous faudrait agir à la mesure des effondrements en cours, en appeler à la révolution et préparer l’organisation sociale et locale de demain. J’ose croire que celleux qui prônent la non-violence n’ont probablement pas eu affaire à la violence institutionnelle de près, ou bien qu’iels n’ont pas encore saisi la perversité et l’endoctrinement du capitalisme pour se montrer aussi réformistes.

Enfin, à celleux qui crèvent la bouche ouverte, c’est-à-dire les plus pauvres, les moins blanch·es, les moins conformes à l’hétéronormalité, comment pourrions-nous leur demander de manifester calmement dans les rues et de signer des pétitions pour quémander un changement venu du sommet de la hiérarchie ? En fin de compte, imposer la non-violence comme seul moyen d’action acceptable revient à refuser aux populations le droit à l’autodétermination dans le choix de leurs luttes.

« Les pacifistes blancs (et même les bourgeois pacifistes noirs) craignent l’abolition totale du système suprémaciste et capitaliste. C’est précisément parce que la non-violence est inefficace qu’ils la prêchent à ceux qui sont tout en bas de la hiérarchie raciale et économique ; toute révolution qu’engageraient ‘ces gens-là’, pourvu qu’elle demeure non-violente, échouera à évincer les Blancs et les riches de leurs positions privilégiées3. »

Or, Peter Gelderloos défend l’idée que toute situation politique et économique nécessite de réfléchir aux différents moyens de lutte, les différentes formes d’activisme ne s’excluant pas les unes les autres, au contraire. L’idée est de penser la lutte selon l’efficacité des moyens d’action, et non pas dans la logique clivante, binaire, subjective et manipulée des actions « violentes »/« non-violentes », dont l’expression « non-violence » est digne de la novlangue orwélienne.

C’est pourquoi un mouvement qui se veut efficace doit constituer une réelle menace pour l’ordre établi et élaborer une stratégie cohérente dont chaque action sert l’objectif révolutionnaire (pas seulement réformiste) : renverser le capitalisme et développer des organisations locales, autonomes, résilientes et respectueuses.

Mon avis

Comment la non-violence protège l’État de Peter Gelderloos : voilà l’ouvrage qui représente un tournant dans mon parcours personnel et professionnel, puisque mon travail d’édition sur ce texte a marqué le début d’une passionnante collaboration avec les éditions Libre !

Le moins qu’on puisse dire, c’est que cet ouvrage, publié au printemps 2018, est arrivé à point nommé en France. Sur les stands de mon association Alterlibris, il suscite beaucoup d’attention, entre celleux qui l’achètent d’emblée sans lire la quatrième de couverture et celleux qui s’offusquent rien qu’en lisant le titre et nous snobent. Il semblerait même que l’ouvrage soit décrié, voire déconseillé, par les principales associations et ONG françaises se réclamant de la « non-violence », et pour cause ! Les propos de l’anarchiste Peter Gelderloos sont intransigeants, dérangeants, mais documentés. Chacun de ses propos est systématiquement appuyé par l’analyse de luttes sociales de différentes époques et de différents lieux, ce qui en fait un ouvrage très riche, bien que difficile à appréhender.

Vu les enjeux (l’humanité, la planète, le vivant), il me semble essentiel de nourrir le débat, de pouvoir en parler intelligemment entre nous, même si j’ai bien conscience que les partisan·es de la non-violence qui ont fondé leur vie et leur carrière sur ce principe arbitraire ne seront pas prêt·es à se remettre en question. Pour elleux, mais aussi pour tous les activistes en herbe qui ont saisi l’urgence de notre engagement, Comment la non-violence protège l’État est donc un essai indispensable.

« Quand la justice de l’État n’est que violence, la violence du peuple n’est que justice. » (graffiti)

Lisez aussi

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Les Nouveaux Désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ? Manuel Cervera-Marzal

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Comment la non-violence protège l’Etat

Essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux

(How Nonviolence Protects the State)

Traduit de l’américain par Nicolas Cazaux et Arthur Fontenay

Peter Gelderloos

Préface de Francis Dupuis-Déri

Éditions Libre

242 pages

2018

13 euros

(dispo sur alterlibris.fr, ma librairie associative)

 

1. Page 25. -2. Page 63. -3. Pages 73-74.

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L
Ah je ne savais pas, ça peut être passionnant à suivre, merci pour l'info :)Roooh j'avoue c'est hyper décevant ça ... un tag n'est rien devant la violence des abattages en masse ... je comprends ta déception. Ça marche pour le retour, je reviendrai une fois le livre terminé :)
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A
Je suis entrain de lire ce bouquin justement ! C'est drôle mais lorsque tu mentionnes les véganes qui sont extrémistes dès qu'ils pètent une vitrine, ça me rappelle que c'est à ce moment-là que j'ai commencé à être pour une certaine forme de violence.<br /> « Nous avons obtenu davantage en fracassant des vitrines que ce que nous avons obtenu en les laissant nous fracasser. » (Christabel Pankhurst, suffragette)"<br /> Cette citation résume vraiment bien le tout je trouve, à savoir que si on ne se bat pas, parfois pacifiquement, parfois violemment (car en effet, l'auteur ne résume pas la lutte à la seule violence), personne ne le fera pour nous ... Merci pour ta lecture :)
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A
Cela fait partie des leviers pour maintenir la société tiède.
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