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Les Dépossédés ≡ Ursula Le Guin

Les Dépossédés

Ursula Le Guin

Robert Laffont

1975

Avec Les Dépossédés, la grande autrice états-unienne Ursula Le Guin (1929-2018) nous livre un roman de science-fiction magistral et visionnaire. Les Dépossédés est rondement mené, car il est à la fois ramifié par des problématiques fondamentales et contemporaines (l’anarchisme, le féminisme, l’écologie) et porté par une histoire haletante super bien agencée. Un tour de force !

« Pourquoi nos deux planètes ne collaborent-elles pas1 ? »

Shevek est un grand physicien sur la planète Anarres. Il embarque sur un vaisseau pour se rendre sur la planète Urras, où son travail est largement plus reconnu que chez lui.

À travers son voyage dans l’espace, on opère un voyage dans le temps : qui est-il ? Que cherche-t-il vraiment à faire ? Qui sont les Anarresti·es ? Qui sont les Urrasti·es et comment vont-iels l’accueillir ?

« Anarres l’aride2 »

Deux siècles plus tôt, une poignée d’Urrasti·es a décidé de coloniser la planète Anarres pour créer une communauté anarchiste : une société dépourvue de classe sociale, d’inégalité, de discrimination et de sexisme.

« C’était la coutume de commencer une conversation avec un étranger en offrant son nom comme une sorte de poignée qu’il puisse prendre. Il n’y avait pas beaucoup d’autres poignées à offrir. Il n’y avait pas de rang, pas de termes hiérarchiques ni de formes respectueuses conventionnelles pour s’adresser à quelqu’un3. »

Seulement, Anarres est une terre aride, au climat sec et venteux, si bien que tous les individus, femmes et hommes, doivent contribuer aux tâches quotidiennes de la survie collective : l’énergie, l’agriculture, les transports… Chacun·e apporte sa contribution individuelle pour assurer son bon fonctionnement et se sent responsable du collectif. Tout est collectivisé et mutualisé, il n’y a ni capitalisme, ni pouvoir, ni hiérarchie, ni argent, ni accaparement, ni vol. Dans une économie intimement liée aux faibles ressources naturelles, il n’y a ni excès, ni superflu, ni artifice, ni gaspillage : tout doit être efficace et utile. 

« L’homme s’était inséré avec précaution et en prenant des risques dans cette écologie très limitée. S’il pêchait, mais sans trop d’avidité, et s’il cultivait la terre en utilisant principalement des déchets organiques pour la fertilisation, il pouvait s’établir. Mais il ne pouvait y insérer personne d’autre. Il n’y avait pas d’herbe pour les herbivores. Il n’y avait pas d’herbivores pour les carnivores. Il n’y avait pas d’insectes pour féconder les plantes à fleurs ; les arbres fruitiers importés étaient tous fertilisés à la main. Aucun animal venant d’Urras n’était introduit sur la planète pour ne pas mettre en péril la délicate balance de la vie. Seuls les Colons étaient venus, et si bien nettoyés intérieurement et extérieurement qu’ils n’avaient apporté avec eux qu’un minimum de leur faune et de leur flore personnelles. Pas même une puce n’avait pu s’installer sur Anarres4. »

Urras, « l’Ancien Monde5 », le « pays de la propriété6 »

Quant à Urras, c’est une planète qui ressemble beaucoup à la Terre : la société, gangrénée par le profit et les rapports de force, est divisée en classes sociales ghettoïsées. Tandis que les bourgeois·es vivent confortablement dans des villes à la fois ultra-urbanisées et verdoyantes, et dans des maisons luxueuses, les prolétaires sont privé·es de tout, esclavisé·es, invisibilisé·es.

« [Shevek] avait déjà rencontré souvent cette anxiété sur les visages des Urrastis, et cela l’intriguait. Était-ce parce que, aussi riches qu’ils fussent, ils devaient toujours s’affairer et gagner encore plus d’argent, de peur de mourir pauvres ? Était-ce la culpabilité, parce que même s’ils avaient très peu d’argent, il existait toujours quelqu’un qui en avait moins qu’eux ? Quelle qu’en fût la cause, elle donnait à tous ces visages une certaine similitude, et il se sentit très seul parmi eux. En échappant à ses guides et ses gardes, il n’avait pas pensé à ce que cela pourrait être de devoir se débrouiller seul dans une société où les hommes n’avaient pas confiance les uns dans les autres, où le principe moral fondamental n’était pas l’aide mutuelle, mais l’agression mutuelle7. »

Mon avis

Après avoir refermé Les Dépossédés, je me dis que, décidément, un roman vaut mille essais… Ursula Le Guin (1929-2018), grande autrice états-unienne anarchiste, féministe et écolo, montre que la science-fiction est un outil majeur pour penser des théories et inventer de nouveaux imaginaires, ainsi que l’explique Azélie Fayolle dans son ouvrage Des femmes et du style.

« Aucun homme ne possède le droit de punir, ou celui de récompenser. Libérez votre esprit de l’idée de mériter, de l’idée de gagner, d’obtenir, et vous pourrez alors commencer à penser8. »

Le procédé narratif de l’altérité, du personnage extraterrestre qui porte un regard neuf sur une autre planète, est d’une efficacité redoutable, car il permet d’aborder une multitude de thèmes : la misogynie et le sexisme ; l’anarchisme et l’égalité ; le capitalisme, l’accumulation, le pouvoir et l’argent ; l’État, la centralisation, la propriété et le vol ; la loi, la morale, la coercition, la transgression, la punition, la violence psychologique et physique ; la liberté, l’individu, la famille et le collectif ; la coopération, la compétition et l’écosystème ; l’éducation et le formatage ; la division sociale du travail, le mérite et la compétition ; le respect et l’ostracisation ; la souffrance et le handicap…

« Personne ne possède rien à voler. Si vous désirez quelque chose, vous allez le prendre au dépôt. Quant à la violence, eh bien, je ne sais pas, Oiie : est-ce que vous m’assassineriez, en temps normal ? Et si vous en aviez envie, est-ce qu’une loi vous en empêcherait ? La coercition est le moyen le moins efficace de maintenir l’ordre9. »

Les Dépossédés n’est pas un roman manichéen. Anarres n’est pas une société idéale : à cause de son aridité, la communauté anarrestie assure sa survie en contraignant les individus qui la composent à faire passer le destin commun avant leur propre liberté.

« Anarres n’était pas faite pour supporter une civilisation. Si nous nous laissons tomber les uns les autres, si nous n’abandonnons pas nos désirs personnels pour le bien commun, rien, rien sur ce monde aride ne pourra nous sauver. La solidarité humaine est notre seule ressource10. »

Anarres est une société pragmatique. Elle s’est adaptée à l’aridité de son milieu et à ses « ressources » naturelles très limitées. Elle a adopté un « processus d’équilibre compliqué : cet équilibre de la diversité qui est la caractéristique de la vie, de l’écologie naturelle et sociale11 ». C’est en cela qu’Anarres émet un signal d’alerte particulièrement fort, encore aujourd’hui : cette aridité nous guette si les classes dirigeantes continuent à détruire la planète Terre et les habitant·es qui la peuplent. Seules la « solidarité humaine12 » et la « révolution permanente13 » permettront d’assurer notre avenir, de préserver notre liberté intellectuelle et notre vivacité.

Un grand coup de cœur !

« Nous avons fait des lois, des lois de comportement conventionnel, nous avons construit des murs autour de nous-mêmes, et nous ne pouvons pas les voir, parce qu’ils font partie de notre pensée14. »

Lisez aussi

Essais

Normand Baillargeon L’ordre moins le pouvoir 

Jérôme Baschet La Rébellion zapatiste 

Simone de Beauvoir Le Deuxième Sexe 1

Éliane Viennot Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin !

Davy Borde Tirons la langue

Coral Herrera Gomez Révolution amoureuse

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Récits

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Les Dépossédés

(The Dispossessed)

Roman traduit de l'anglais (États-Unis) par Henry-Luc Planchat

Ursula Le Guin

Le Livre de poche

2006

448 pages

8,40 euros

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C
Hello ! Chronique très intéressante :)<br /> Petite déception de mon côté : j'étais sûre d'adorer ce livre, mais finalement, si j'ai trouvé les thématiques intéressantes, je n'ai pas réussi à entrer dans l'intrigue. Je tenterai un autre titre de l'autrice !
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T
Bonjour Lybertaire<br /> J'ai réussi à rédiger un billet sur ce livre découvert ici et acheté il y a quelques semaines, juste à temps pour participer au 14e challenge Summer Star Wars. <br /> J'ai beaucoup apprécié cet ouvrage qui confronte et "met en tension" des systèmes politiques mais surtout des "philosophies de vie" différents.<br /> (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola
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T
Oh, un "space opera" qui oppose société de coopération et société de concurrence... Je peux toujours essayer, pour voir si j'arriverais à en tirer un billet pour le challenge "Summer Stars War" sur le RSF blog... (d'ailleurs, vous aussi, je suppose que vous pourriez y faire participer le vôtre!).<br /> PS: vérification faite, il semble qu'aucune des bibliothèques municipales parisiennes ne le possède (sortent plutôt Les contes de Terremer et quelques autres titres).
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A
Voici ce que j'ai écrit à l'époque : "l'ensemble me paraît souvent fastidieux. La société anarchiste qui est décrite évoque pour moi tantôt un kibboutz, un kolkhoze ou les sessions de travail citoyen à Cuba, bref rien de très fun. Je dirais que c'est un texte qui n'a pas très bien vieilli."
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A
Une lecture qui me tente de plus en plus.
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A
D'accord pour les "problématiques fondamentales et contemporaines" mais sinon j'ai trouvé que ce roman avait mal vieilli et sa lecture m'a plutôt ennuyée.
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