Emma Goldman
L'Échappée
2018
Ce qui frappe dès les premières pages, c’est sa soif de justice chevillée au corps, son engagement de chaque instant. Emma Goldman a inlassablement parcouru les États-Unis et l’Europe pour donner des conférences sur les luttes sociales, elle a également fondé la revue anarchiste Mother Earth, et écrit plusieurs ouvrages, participant ainsi à l’essor des idées anarchistes.
Comme tant d’autres anarchistes de cette génération, l’élément fondateur de son activisme a été le massacre de Haymarket en 1886 à Chicago (c’est d’ailleurs cet événement qui a donné naissance à la fête des travailleureuses du 1er mai). Elle avait 17 ans et venait d’arriver aux États-Unis avec sa famille russe d’origine russe. Depuis lors, elle n’a eu de cesse, toute sa vie, de lutter contre toute forme d’injustice et d’exploitation, sans toutefois dénigrer les moments d’humanité, de chaleur, de joie au sein des espaces militants.
L’État en tant qu’instrument de domination et de protection du capitalisme et sa « violence organisée4 » sont au centre de son analyse anarchiste. Face à la classe capitaliste, elle a consacré beaucoup de temps à l’auto-organisation des travailleur·ses et été très impliquée dans l’élaboration de comités de soutien de mouvements et de syndicats ouvriers, en faisant des recherches de financement et en diffusant des infos sur leur lutte. On peut notamment citer les ouvriers de sidérurgie de Homestead (Pennsylvanie) en 1892, opposés au dirigeant de la Carnegie qu’Alexander Berkman, le compagnon d’Emma Goldman, tentera d’assassiner ; ou encore les ouvriers d’Hazleton (Pennsylvanie) qui seront massacrés en 1897.
Emma Goldman, c’est aussi une grande figure du féminisme. La tyrannie de son père et les violences dont elle a été victime lorsqu’elle était jeune ont visiblement été à l’origine de ses positions radicalement antipatriarcales. Elle est contre l’asservissement du mariage et pour la liberté sexuelle (incluant l’homosexualité à une époque où cela n’allait pas de soi), pour l’amour libre (là mon cœur palpite), pour l’indépendance de la femme, notamment grâce au travail. Elle est également pour la maternité choisie, elle-même n’ayant pas voulu d’enfant (là je frémis carrément), et a défendu en toute illégalité la contraception, ce qui lui a valu une (énième) arrestation.
Durant une grande partie de sa vie, elle a été persécutée par la police pour « atteinte à l’ordre public » et « conspiration ». Ses nombreux séjours en prison (de quelques jours à plusieurs années) lui ont permis d’observer le milieu carcéral et la manière dont la prison fabrique la délinquance et exploite le travail des prisonnier·ères. Les arrestations étaient si fréquentes qu’elle avait coutume, avant chaque conférence, d’emporter avec elle un livre au cas où elle finirait au poste. Eh bien, écoutez, je ne vais jamais en manif sans un livre !
Comme d’autres grandes figures anarchistes, Emma Goldman a sans cesse été insultée et discréditée par les médias acquis à la cause des grands capitalistes dans le but de détourner l’opinion publique des pensées anarchistes. Pour Emma Goldman, l’anarchisme cherche la révolution sociale par l’émancipation, le consensus, et non par l’autorité, laquelle « transforme l’individu en perroquet qui répète des slogans rebattus jusqu’à devenir incapable de penser de manière autonome ou de percevoir les injustices sociales8 ». Tout au long de sa vie, Emma Goldman a porté ardemment ses idées à travers ses conférences et sa revue Mother Earth, créée en 1906. À l’instar de nombreux·ses anarchistes qui voient en l’éducation le terreau de la révolution, elle a visité les écoles alternatives de Sébastien Faure (la Ruche) et de Paul Robin (Cempuis) en France et défendu Francisco Ferrer, le fondateur italien des Écoles modernes.
Durant la Première Guerre mondiale, alors même qu’une partie de la gauche états-unienne est favorable à l’entrée en guerre, Emma Goldman exalte le public avec ses discours antimilitaristes, impérialistes et antipatriotiques. Pour elle, c’est une guerre entre intérêts privés, dont le lourd tribut est payé par les populations. En 1917, elle est emprisonnée pour la troisième fois, durant deux ans, avant d’être renvoyée en Russie, son pays natal, avec « Sasha », Alexander Berkman, son grand amour de toujours.
Emma Goldman sera l’une des premières à prendre conscience que les bolchéviques ont assassiné la révolution sociale de 1917 en centralisant tout le pouvoir dans leurs mains et en écrasant toute opposition (on pense au massacre des marins de Cronstadt en 1921). Sans surprise, elle s’attire alors les foudres de son camp, encore aveuglé par la propagande bolchévique. La révolution russe de 1917 aura fait naître des espoirs immenses dans le monde entier, et une désillusion d’autant plus vertigineuse. Avec Sasha, elle finit par quitter la Russie pour aller vivre en Europe, et notamment en France, où elle écrit ce monument littéraire, puis en Espagne pour soutenir le mouvement anarchiste durant la guerre.
J’ai adoré lire son autobiographie ! Il y a tant à dire à propos d’Emma Goldman : grande lectrice et autrice talentueuse, indépendante et féministe, anarchiste et humaniste, persévérante et courageuse, curieuse et inspirante, sincère et antidogmatique, passionnée et dévouée pour ses proches, prête à sacrifier sa vie pour ses idéaux… Emma Goldman me paraît si contemporaine, si proche ! Certes, on peut toujours se mettre en scène, mais laissez-moi croire que tout est vrai !
Son parcours l’a amenée à côtoyer des personnalités aujourd’hui connues, comme Alexander Berkman bien entendu, Pierre Kropotkine, Voltairine de Cleyre, Louise Michel, Errico Malatesta, Maria Spiridonova, Ekaterina Brechkovskaia, Lénine, ou encore Jack London, pour n’en citer que quelques-un·es. Tout au long de son autobiographie, elle s’attache à brosser les portraits des « figures héroïques de la lutte pour l’humanité10 », qu’elles soient célèbres ou non.
Son parcours illustre la manière dont les anarchistes ont été censuré·es et persécuté·es, que ce soit par les dispositifs policiers et juridiques ou par la propagande des médias dominants, à une époque où l’anarchisme et l’internationalisme gagnaient du terrain et représentaient probablement une réelle menace pour la classe dirigeante. Le procès expéditif de Haymarket, qui a choqué toute une génération, visait à condamner l’anarchisme et non des faits et des crimes ; tout comme les lois antianarchistes de la fin du XIXe siècle ont explicitement interdit aux anarchistes d’entrer sur le territoire états-unien, et renvoyé les anarchistes d’origine immigrée, à l’instar d’Emma Goldman et d’Alexander Berkman.
Un grand merci à L’Échappée et aux traductrices pour l’édition de cette autobiographie monumentale qui contribue à réhabiliter l’anarchisme toujours occulté et torpillé. J’ai pris 31 pages de notes et de citations, mais je vais vous la faire courte : si vous souhaitez mieux connaître l’histoire de nos luttes, lisez Emma Goldman ! Si vous avez besoin d’une lecture revigorante, de reprendre courage et espoir en cette période particulièrement inquiétante où tous les indicateurs sont au rouge, lisez Emma Goldman !
Essais
L’ordre moins le pouvoir Normand Baillargeon
La Commune Louise Michel
"La Commune n'est pas morte" Eric Fournier
Comment tout peut s'effondrer Pablo Servigne et Raphaël Stevens
Une autre fin du monde est possible Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle
Comment la non-violence protège l’État Peter Gelderloos
La Domination policière Mathieu Rigouste
La Force de l’ordre Didier Fassin
Le fond de l'air est jaune Collectif
Boulots de merde ! Julien Brygo et Olivier Cyran
Propaganda Edward Bernays
La prison est-elle obsolète ? Angela Davis
Entre taule et terre Sarah Dindo
Littérature
L’Homme au marteau Jean Meckert
Les Coups Jean Meckert
Mendiants et orgueilleux Albert Cossery
Les Mémorables Lidia Jorge
Retour aux mots sauvages Thierry Beinstingel
Récits
Ma guerre d'Espagne à moi Mika Etchébéhère
Mon histoire Rosa Parks
Je vous écris de l’usine Jean-Pierre Levaray
Assata, une autobiographie Assata Shakur
La révolte à perpétuité Sante Notarnicola
Vivre ma vie
Une anarchiste au temps des révolutions
Traduit de l'anglais par Laure Batier et Jacqueline Reuss
Emma Goldman
L'Échappée
2018
1104 pages
29,90 euros
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