Nous sommes tous des assassins, et Jean Meckert le démontre. Il soulève le malaise, soupèse les arguments des opposants et prouve le dysfonctionnement d’une société figée dans ses rites. On touche au vital : une société a-t-elle le droit de tuer ?
Chaque personnage incarne l’un des visages de la société française : René Le Guen, Bauchet et Gino sont des meurtriers parce qu’ils sont pauvres. Si le crime n’est pas pardonnable, il ne se lave pas dans le sang et il puise ses origines dans la pauvreté. Un peuple pauvre est un peuple criminel, poussé dans ses retranchements par l’insalubrité des logements, la malnutrition, l’absence d’éducation et le chômage. Quant à Albert Dutoit, clé de voûte du roman, il symbolise l’injustice radicale : être tué pour un crime qu’on n’a pas commis.
Mais de l’autre, la bureaucratie des prisons, les juges et les gens aisés, tous ces gens aisés sont aussi des assassins : sous le couvert des « bons sentiments », ils n’hésitent pas à sacrifier le voisin pour s’offrir le choix d’avoir du luxe, ou le luxe de s’offrir le choix – s’offrir tout ce que le pauvre ne s’autorisera qu’à rêver.
« La liberté ce n’est pas seulement un truc pour que les riches aient leur maison, et les pauvres rien du tout ; c’est aussi que ceux qui ne pensent pas comme les riches, on les tue3 !... »
C’est avec une grande force que Jean Meckert défend l’abolition de la peine de mort et la condition humaine. En dénonçant le système carcéral, qui cache ses guillotinés tout en prônant « la force de l’exemple4 », il crache sur la société des injustices, sur le « mépris total des gens5 », avec une grande transparence.
Si cette œuvre est une novélisation du film éponyme des cinéastes André Cayatte et Charles Spaak, Jean Meckert lui donne une force telle qu’il est impossible de ne pas se sentir brisé en même temps que tombe le couperet de la guillotine. Avec un grand travail sur l’oralité du langage, il donne une voix et un sens à chacun des personnages. Le langage parlé, comme l’ensemble des signaux humains, révèle l’origine et la pensée de l’homme, mais aussi son incapacité à communiquer avec les autres.
« – Mon père, coupe Dutoit d’un ton suave, je viens d’apprendre l’existence d’une brigade de récupération des rognons. Après la récupération des âmes, je trouve que ce n’est pas si mal organisé. Rien ne se perd !
Le père vient en face de lui. Ils se sont déjà jugés tous les deux ; ils ne sont pas du même bord. Mais ils adorent discuter.
– Je ne saisis pas votre allusion, dit le père.
– C’est tout, dit Dutoit. Je pense qu’on se soucie bien moins de nos âmes que du confort moral de ceux qui nous ont condamnés. Votre présence ici est davantage un apaisement pour les "bonnes âmes" que pour nous-mêmes.
– Cette interprétation est celle d’un sceptique, que je plains, et à qui je veux malgré tout apporter l’espérance.
– Je n’en éprouve pas le besoin, dit Dutoit. J’ai horreur des hypocrisies.
– Que voulez-vous dire ?
– Vous le savez très bien. Beaucoup de chrétiens de ma connaissance admettent la peine de mort, et même la réclament. Leur dit-on que c’est un crime contre Dieu ?
– L’Église admet la légitime défense de l’individu. Elle admet aussi la légitime défense de la société.
– Dans le danger ! Mais devant un homme enchaîné, enfermé dans une cellule, où est le danger ?
[…] – Le danger, ce sont les autres, dit l’aumônier ; tous ceux qui ont la tentation de commettre le même crime et qu’il faut sauver par la force de l’exemple.
– Un exemple ?... – Dutoit se met à rire silencieusement. – Un exemple qu’on donne en cachette, parce que l’exécution publique éveillait justement des vocations criminelles. Vous êtes aumônier de prison, n’est-ce pas ? Comment pouvez-vous ignorer que pour les détenus, le condamné à mort représente justement le héros dont on conserve précieusement les cheveux dans un reliquaire ! […]
– Ma mission est de donner l’absolution à celui qui se repent de ses péchés, dit l’aumônier. Frappe et on t’ouvrira. Mais quand la porte reste fermée, mon ministère est évidemment inutile.
– Je ne crois pas à la confession donnée dans la terreur, dit Dutoit. Mais refuser sa chance de repentir ou de réforme à un individu, j’appelle ça un crime !
– Certainement, dit le curé. Nous sommes tous des assassins, mon frère7. »
Nous sommes tous des assassins est glaçant, et plusieurs jours après avoir refermé le livre, le malaise persiste, mais la conscience naît. Au-delà de la peine de mort (encore en vigueur dans les pays dits « civilisés ») qui n’en est pas moins un sujet fondamental, Nous sommes tous des assassins soulève les questions de la solidarité, de l’apprentissage social, de la justice. Tous ces points, en 2012, prennent encore leur sens le plus profond. Voulons-nous vivre dans une société dans laquelle le bonheur de l’homme ne compte pas ?
Du même écrivain
Littérature
Un coupable Jean-Denis Bredin
Le Ciel tout autour Amanda Eyre Ward
L'Adversaire Emmanuel Carrère
Essais
La prison est-elle obsolète ? Angela Davis
Entre taule et terre Sarah Dindo
Récits
Assata, une autobiographie Assata Shakur
Vivre ma vie Emma Goldman
Nous sommes tous des assassins
Jean Meckert (Amila)
Éditions Joëlle Losfeld
Collection Arcanes
2008
224 pages
10 euros
(première édition : Éditions Gallimard en 1952)
1. Page 32. -2. Page 214. -3. Page 135. -4. Page 23. -5. Page 93.-6. Page 212. -7. Page 111.