Jack London
L’édition française Illustrée
1921 (pour la première traduction française)
Début du XXe siècle en Californie. Martin Eden est un marin âgé de 20 ans qui, entre deux voyages en mer, vit à Oakland chez sa sœur et son mari. Sa vie est faite d’aventures, de voyages, de bagarres, d’alcool, de femmes.
Lors d’une rixe, il sauve Arthur, un jeune homme de la haute société. Celui-ci l’invite à dîner chez sa famille. C’est ainsi que Martin Eden, ce « sauvage fort intéressant2 », entre dans la grande demeure des Morse. C’est un tout nouveau monde qui s’ouvre à lui. Intimidé, maladroit, impressionné, Martin essaie de se comporter comme ses hôtes : comment parler, comment se tenir, comment se servir de ses multiples couverts… Il découvre des personnes brillantes, cultivées, aimantes, soignées.
Mais très vite, Martin cesse de chercher à imiter leurs bonnes manières. Il est ouvrier, pauvre, ignorant et sale. Il n’est rien, il n’a rien en lui, il ne fait pas partie des dieux de l’Olympe. Il n’arrive pas à la cheville de la sœur d’Arthur, Ruth, cette « divinité3 », cette « sylphide4 » qui « n’avait rien de commun avec un être de chair5 ».
Par amour pour Ruth, pour être digne d’elle, il décide de devenir un jeune homme bourgeois. Tel un animal devenant homme, tel un désert devenant prairie, Martin Eden évolue et se cultive. Pour la première fois de sa vie, il prend soin de son corps. Enfermé entre les quatre murs de sa chambre vingt heures par jour, il lit, écrit et se rend pour la première fois à la bibliothèque. Acharné, passionné, Martin se tue à la tâche.
« Les nombreux livres qu’il laissait ne faisaient qu’accroître sa fébrilité. Chaque page lue lui ouvrait un judas sur le monde du savoir. Sa faim se nourrissait de ses lectures, sans jamais s’apaiser. En outre, il ne savait pas par où commencer et souffrait continuellement de son manque de préparation. Les références les plus banales, que tout lecteur ‒ il le voyait bien ‒ était censé connaître, lui échappaient. Il en allait de même avec la poésie, qui le rendait ivre de bonheur7. »
Il y a alors ce moment que j’ai trouvé absolument magique, lorsque Martin entre pour la première fois dans une bibliothèque…
Quand on aime lire, on a l’assurance de découvrir des œuvres de cette envergure tout au long de la vie. La lecture est une source de bonheur infinie. Je suis tellement heureuse quand je découvre des œuvres si intenses, si bien écrites, si complètes !
En fait, j’ai tellement aimé Martin Eden de Jack London (1876-1916) que j’ai même développé un sentiment de possessivité : finalement, je ne suis que la dernière des milliers de lecteurs et lectrices depuis un siècle à être tombée sous le charme de ce personnage très vrai, attachant, honnête, obstiné, droit dans ses bottes et imaginatif.
Je me reconnais tellement dans ce personnage ! Je partage cette soif d’apprendre en autodidacte et cette autodiscipline. Cet amour des livres, de l’écriture et des débats !
C’est aussi un personnage très zolien. Comme Gervaise et Nana, Martin Eden connaît l’ascension et la déchéance. Et, comme le jeune Sylvère dans La Fortune des Rougon (tome 1 des Rougon-Macquart), Martin Eden est autodidacte, il s’instruit à tout-va, sans discernement, en piochant dans les livres. Comme moi.
Si vous avez aimé Martin Eden, je vous invite à lire La Proie et Le Maître des âmes de l’écrivaine Irène Némirovsky, ainsi que Les Coups de Jean Meckert chroniqués sur Bibliolingus. J’aime précisément ces romans parce que leurs personnages ont tous en commun la rage de vivre, l’urgence de réussir, l’ambition de sortir de leur classe sociale, comme Martin Eden. bref, il rejoint mon panthéon de personnages préférés !
Martin Eden fournit aussi une critique acerbe de la bourgeoisie, notamment à travers le personnage de Ruth qui, par deux fois et en éclatant de rire, oublie que Martin ne peut pas entrer à l’université par manque d’argent. L’argent, on l’oublie vite quand on n’en a jamais manqué ! Comme tous les gens de sa classe, Ruth n’a rien vécu, elle a traversé la vie à travers les livres. Les bourgeois·es ne sont pas meilleur·es que les prolos, iels ne sont ni plus talentueux·ses ni plus intelligent·es, iels sont simplement né·es au bon endroit.
« Ils étudiaient la vie dans les livres, tandis que lui s’occupait à la vivre. Son cerveau était aussi riche de connaissances que le leur, mais c’étaient des connaissances d’une autre sorte. Combien d’entre eux étaient capables de faire un nœud de sifflet de bosco, de tenir une barre, d’assurer une vigie8 ? »
Ruth est préservée de la pauvreté : elle est belle, jeune, fraîche, en bonne santé, cultivée, tandis que les femmes côtoyées par Martin sont enlaidies et harassées par le labeur, le travail domestique, le mari et les enfants… Les prolos sont réduit·es à une vie de misère et de souffrances, à un travail abrutissant, aliénant, qui contraint à devenir une machine et à adopter des conduites addictives pour tenir les cadences infernales et le désespoir d’un quotidien éternellement précaire.
La fin m’a pourtant mis en colère. Et cette colère est à la hauteur de mon sentiment de possessivité. Je ne crois pas avoir déjà éprouvé un tel sentiment en lisant la fin d’un roman ! Je désirais tellement d’autres choses pour Martin ! Cette fin va à l’encontre de tout ce à quoi j’aspire : l’individualisme et la loi du plus fort prônés par la bourgeoisie sont une impasse, ce sont au contraire la solidarité et notre conscience de classe qui sont nos armes pour lutter pour la justice. La fin que nous propose Jack London est très belle, romanesque et absolue, mais si on ne connaît pas les positions socialistes de Jack London, on pourrait l’interpréter différemment. Alors, cette fin est-elle efficace ? Celles et ceux qui l’ont lu, qu’en pensez-vous ?
Irène Némirovsky La Proie
Irène Némirovsky Le Bal
Irène Némirovsky Le Maître des âmes
Jean Meckert Les Coups
Upton Sinclair La Jungle
Upton Sinclair Pétrole !
François Szabowski Il faut croire en ses chances
1. Page 162. -2. Page 50. -3. Page 36. -4. Ibid. -5. Page 76. -6. Page 107. -7. Pages 87-88. -8. Page 66.
Martin Eden
(présenté, traduit et annoté par Philippe Jaworski)
Jack London
Editions Gallimard
Collection Folio classique
592 pages
8,10 euros
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