Martin Winckler
POL éditeur
2009
Club de lecture féministe des Antigones sur le blog Un invincible été et sur le blog Antigone XXI
Jean Atwood, en cinquième année de médecine, doit passer six mois dans l’unité de gynécologie du docteur Karma pour valider sa spécialité en chirurgie réparatrice. Or, l’interne y va vraiment à reculons, avec beaucoup de suffisance et de mépris, car la gynécologie, ce n’est vraiment pas son truc ! Ce qu’aime le docteur Atwood, c’est travailler sur le corps humain, pas écouter les femmes raconter leurs problèmes.
Il faut dire que le service du docteur Karma est un peu spécial : les auscultations non systématiques laissent davantage de temps au dialogue et à l’écoute entre les patientes et les médecins. Ici, les patientes sont au cœur du processus de soin, et trouvent un accueil adapté, sans jugement moral, à leurs problèmes : contraception, IVG, peur ou désir de grossesse... Le docteur Atwood, qui découvre une tout autre manière d’exercer la médecine, tente de garder ses distances, mais bientôt sa vision du métier est profondément remise en question, et sa vie personnelle revient vite au galop.
Cela faisait longtemps que je voulais lire Le Chœur des femmes de Martin Winckler, et c’est finalement la dernière édition du club de lecture féministe des Antigones qui a eu raison de moi. Autant l’écrire tout de suite : j’ai adoré ce roman ! Je me suis parfaitement reconnue dans un certain nombre de situations, car même si j’essaie chaque jour d’être un être humain avant d’être une femme, il y a certains moments où la vie me rappelle que je suis bel et bien une femme, avec toutes les questions intimes et gynécologiques que ça recouvre.
Les thématiques les plus abordées sont la contraception (choix de la pilule, du DIU, de l’implant contraceptif…), la sexualité, le désir d’être enceinte ou la peur de l’être… Mais on parle aussi d’IVG, de violences conjugales et sexuelles, de transsexualité et d’intersexualité.
Le cœur du roman, c’est la critique des pratiques gynécologiques. Certes, pour habiller les propos, l’auteur a eu recours à des tours de passe-passe scénaristiques pas toujours crédibles, et utilisés probablement en toute conscience par l’auteur. Mais qu’importe ! Ceux-ci servent à approfondir les portraits, à développer un point particulier de sa critique, et ils sont d’ailleurs supplantés par les histoires intimes, tantôt banales, tantôt dramatiques, qui font toute la richesse et l’intensité du roman.
L’auteur dénonce essentiellement le formatage et l’élitisme des étudiant·es en médecine qui conduit à reproduire un ensemble de violences gynécologiques injustifiées. Les élèves sont incité·es à être méprisant·es et autoritaires envers les patientes, et à les considérer comme inaptes à savoir elles-mêmes ce qui leur est bénéfique, ou irresponsables et imbéciles (eh oui, on peut tomber enceinte ET prendre la pilule absolument tous les jours à la même heure). De nombreux cas, encore de nos jours, montrent combien le corps médical n’a pas toujours sa langue dans sa poche quand il s’agit d’émettre un jugement moral sur la vie intime des femmes (pensons à celles qui sont « réprimandées » pour une IVG, et ce d’autant plus facilement et cruellement qu’elles sont en situation de faiblesse ; ou à celles qui se font sermonner parce qu’elles veulent choisir la contraception définitive).
Les auscultations systématiques, souvent non justifiées (dans la nudité complète), humiliantes (on pense à la position, pour le moins détestable, des pieds dans les étriers) laissent entendre que le corps de la femme est à la disposition des professionnel·les de la santé (et de tout homme en général) et douloureuses (l’utilisation de la pince Pozzi lors de la pose des DIU fait terriblement mal et pourtant elle n’est pas nécessaire, mais le confort du médecin prime sur celui de la patiente).
La médecine semble enseigner une connaissance mécanique et misogyne du corps humain. Ainsi, la croyance est largement répandue que l’absence de règles serait dangereuse (pour ma part, je me porte très bien sans depuis des années, merci !), et semble oublier que les règles sont véritablement douloureuses, voire incapacitantes ! En fait, on apprend aux femmes que la souffrance mensuelle est inévitable ; pire, les femmes atteintes d’endométriose sont souvent accusées d’exagérer la douleur ressentie, ce qui retarde le diagnostic. La grande supercherie, à mon sens, c’est la pilule classique qui reproduit le saignement des règles. Pourquoi priver les femmes des progrès scientifiques ? Honnêtement, si les hommes saignaient de la bite pour rien, vous ne croyez pas qu’on aurait trouvé une solution ?
À travers la diversité des femmes accueillies (différences d’âge, de classe sociale, de situation familiale, d’origines ethniques et religieuses), l’auteur montre que toutes les femmes ne sont pas égales face à la médecine, car celle-ci, comme dans beaucoup d’autres professions, établit des discriminations plus ou moins conscientes (je pense par exemple aux grosses, aux arabes, aux SDF).
Enfin, la question du genre est abordée sous l’angle médical : combien de personnes intersexuées ont-elles subi malgré elles des opérations pour « normaliser » leurs organes génitaux ? Effectivement, les personnes intersexuées, plus nombreuses qu’on ne le croit, qui ont des caractéristiques hormonales, chromosomiques ou sexuelles ne correspondant pas aux normes « féminines » et « masculines » (j’y reviendrai dans une autre chronique), sont malmenées à différents niveaux par le corps médical et par la société en général.
Certes, le roman se concentre sur la maltraitance gynécologique institutionnalisée, mais à certains égards il émet une critique de l’ensemble du corps médical, très formaté, hiérarchisé et sexiste, dont certaines conceptions médicales sont purement idéologiques et infondées scientifiquement. Avant de lire ce roman, j’avais déjà désapprouvé l’amour inconditionnel des médicaments ; les liens malsains entre l’industrie pharmaceutique et le corps médical (révélés à nouveau par les Implant files en novembre dernier) ; la façon de dissocier le corps et l’esprit ; le manque de communication avec les patient·es, comme si nous n’étions pas capables de comprendre le fonctionnement du corps humain.
« Pourquoi tous les médecins à qui j’ai demandé une ligature des trompes, avant vous, m’ont-ils traitée comme une psychotique ou une débile profonde ? Je ne VEUX PAS d’enfant. Et je ne comprends pas leur logique à la con qui consiste à dire : “Ah, mais c’est irréversible, réfléchissez bien, vous pourrez le regretter.” Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Quand on fait un enfant, c’est irréversible aussi, non ? En quoi décider de ne jamais en avoir, ça serait plus grave ou plus irréversible que le fait d’en avoir un ou trois ou huit ? […] Les gynécos femmes, quand on leur dit qu’on ne veut pas d’enfant, c’est comme si on leur arrachait personnellement leurs ovaires2. »
Roman réconfortant, roman révoltant : Le Chœur des femmes de Martin Winckler est définitivement un coup de cœur ! Je compte bien lire ses autres romans qui ont l’air tout aussi passionnants !
Violences gynécologiques : rencontre avec Martin Winckler
Essais
Mes trompes, mon choix ! Laurène Levy
Moi les hommes, je les déteste Pauline Harmange
Le Deuxième Sexe 1 Simone de Beauvoir
Manifeste d'une femme trans Julia Serano
Rage against the machisme Mathilde Larrère
Beauté fatale Mona Chollet
Le Ventre des femmes Françoise Vergès
Ceci est mon sang Elise Thiébaut
Masculin/Féminin 1 Françoise Héritier
Une culture du viol à la française Valérie Rey-Robert
Non c'est non Irène Zeilinger
Libérées Titiou Lecoq
Des femmes et du style. Pour un feminist gaze Azélie Fayolle
Tirons la langue Davy Borde
Nous sommes tous des féministes Chimamanda Ngozi Adichie
Pas d'enfants, ça se défend ! Nathalie Six (pas de chronique mais c'est un livre super !)
Les Trente Noms de la nuit Zeyn Joukhadar
Littérature et récits
L’amour de nous-mêmes Erika Nomeni
L'Œil le plus bleu Toni Morrison
Le Cantique de Meméia Heloneida Studart
Instinct primaire Pia Petersen
Histoire d'Awu Justine Mintsa
Une si longue lettre Mariama Bâ
Une femme à Berlin Anonyme
On ne naît pas grosse Gabrielle Deydier
Ma guerre d'Espagne à moi Mika Etchébéhère
Bandes dessinées
L’Histoire d’une huître Cualli Carnago
Camel Joe Claire Duplan
Corps à coeur Coeur à corps Léa Castor
1. Page 602. -2. Page 422.
Le Chœur des femmes
Martin Winckler
Éditions Gallimard
Collection Folio
2017
688 pages
9,90 euros
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