Alain Damasio
Éditions La Volte
2004
Depuis trente ans, la 34e horde du Contrevent parcoure à pied la Terre d'ouest en est le long d'une longue bande de terre, seule région habitable entre deux zones recouvertes par les glaces. Depuis 800 ans, et comme toutes les Hordes qui ont échoué auparavant, son objectif est de rencontrer les neuf formes du vent, dont les trois dernières sont inconnues, ce qui lui permettra d’atteindre l’Extrême-Amont, où personne n’a jamais été car les conditions climatiques y sont dures. La légende dit que l’Extrême-Amont détient la source du vent, qui souffle toujours d’est en ouest.
Formée en Pack très soudé, la Horde est constituée de 23 membres, ayant chacun un rôle défini dans la Horde. Ses membres ont reçu une formation quasi militaire depuis l’enfance pour affronter les différentes formes du vent. Il y a une multitude de chrones composés « de boucles et de nœuds de vent hypervéloces2 », pour certains doués d’intelligence ou du don de métamorphose. Sur leur chemin, entamé trente ans plus tôt, les hordier·ière·s rencontrent des villages d’Abrité·e·s qui les acclament en héro·ine·s et leurs vœux qui, selon la légende, seront exaucés lorsque la Horde atteindra l’Extrême-Amont.
J’ai lu ce roman à l’occasion de la journée thématique « La SF est-elle politique ? », organisée par le collectif Debout éducation populaire, dont je fais partie depuis quelques mois. Je suis très novice en matière de littérature SFFF, mais j’ai trouvé que c’était une expérience littéraire originale et monumentale, et je reconnais à La Horde du Contrevent de grandes qualités stylistiques et intellectuelles, admirablement cohérentes, même si ce n’est pas mon style de prédilection.
La forme, pour le moins géniale mais déroutante, est intimement liée aux messages que souhaite faire passer l’auteur. Tout d’abord, on ne peut pas manquer la pagination inversée : dans l’édition poche, elle commence à la page 703 et finit à la page 0. Autant vous dire que j’ai adoré, à la fois pour son aspect pratique (on sait combien de pages il reste…) et pour sa signification très forte dans le roman, lequel est axé sur l’importance du mouvement, à l’origine du sens de la vie, et du chemin parcouru dans la vie. J’en comprends que le « vif » d’Alain Damasio, « pelote de vent pur3 », est une sorte d’énergie physique propre à chacun·e qui initie le mouvement et la vie. A contrario, la mort apparaît dans l’inertie, à l’image des Abrité·e·s qui se calfeutrent du vent sans résister.
Pourtant, il est vrai qu’au premier abord, le style peut rebuter et le roman paraît difficile d’accès, car les premières pages sont peuplées de signes étranges qui sont, on le comprend plus tard, la transcription littérale des formes du vent. Le roman est polyphonique : chaque membre de la Horde prend tour à tour la parole, introduite par un signe typographique qui lui est propre et qui a un sens par rapport aux caractéristiques du personnage. Au fil du roman, les personnages, bien qu’ils soient nombreux, révèlent leur personnalité, leurs talents et leurs faiblesses ; et l’alternance de la narration insuffle un rythme certain au roman, alimenté par des ellipses tout à fait déroutantes.
Surtout, Alain Damasio, en conteur habile, donne à chaque narration une tonalité propre, et à force on parvient à reconnaître qui parle sans même observer le symbole qui l’introduit. Le style, particulièrement original, est fait d’une syntaxe curieuse, dense, difficile, habitée de néologismes audacieux et de mots anciens charmants qui, par ricochet, nous invitent à redécouvrir la langue française et à se la réapproprier. Parmi les néologismes, en voici quelques-uns très savoureux : vagabondir, airpailleur, troubadoux, troubadur, vortexte… Même le vocabulaire pour parler de la géographie a été réinventé : « filer oblique », « aller en aval »…
Cette place essentielle faite à la parole a eu pour conséquence que j’ai souvent eu du mal à visualiser l’action, à comprendre ce qui se passait au niveau du vent et ce que les personnages faisaient. Les procédés pour introduire peu à peu les éléments composant cet univers fantastiques sont habiles : loin des descriptions à faire fuir, la géographie hordienne est introduite lors d’un cours donné à des enfants. Si l’univers constitué d’une bande de terre praticable entre deux glaciers est assez simpliste, il fonctionne bien, même si en revanche il a le défaut de rendre la fin prévisible, et le dénouement un peu longuet. Pour ma part, j’ai aimé la fin, très cynique et somme toute logique, mais j’ai pu lire ailleurs que d’autres lecteurs et lectrices ont été déçu·e·s.
J’en viens à ce que j’ai le plus aimé dans ce roman : sa portée politique. Cette Horde, dont chaque membre occupe une place particulière, fait écho à l’acte de résistance. Les Hordier·ière·s, ce sont toutes celles et ceux qui luttent solidairement, à travers des collectifs et des associations, pour défendre une société juste et tolérante, celles et ceux qui luttent vraiment, qui engagent leur corps dans la lutte sociale, par la désobéissance civile, par l’action politique, par le sursaut intime que la société veut éteindre par la violence symbolique, politique et économique. Si les membres de la Horde luttent contre le vent, alors nous luttons contre le capitalisme et toutes les formes d’oppression et d’intimidation dont nous sommes la cible. A l’instar du Prince dans la Horde, chaque militant·e lutte pour conquérir un visage qui correspond à son identité propre, pour être intègre, en accord avec ses principes et honorer les générations futures. Ajout de juin 2018 : Toutefois, il y a une certaine limite à cette interprétation, car les membres de la Horde sont choisis et investis d’une mission par l’Hordre, une organisation qui semble diriger la société, même si cela reste assez flou et qu’on en saura davantage dans le second roman à venir.
Cette révolte contre l’ordre établi, chère à Alain Damasio, est aussi représentée par le groupe révolutionnaire la Hanse, qui réunit les opprimé·e·s de la ville d’Alticcio où la Horde fait une halte. L’auteur évoque cette rage face à l’injustice qui finit par imploser, par rendre cynique, si elle n’est pas utilisée pour combattre l’injustice. Il nous prévient contre la paresse, le découragement, le manque de curiosité, la peur du changement, qui nous empêchent de prendre part à la vie collective et nous réduisent à accepter et perpétuer l’oppression. Alain Damasio appelle à la solidarité, à la cohésion comme au sein de cette bande de « fous mais soudés4 », et invoque par là-même notre foi en la capacité de changer le monde. Il met en forme ce qui peut paraître naïf ou basique : la richesse intérieure, la richesse des relations humaines (et non humaines, ajouterai-je), loin de la profusion matérielle.
Ajout de juin 2018 : Toutefois, j’ai été déçue par la misogynie du personnage principal de Golgoth, qui insulte souvent les femmes de la Horde, et traite les femmes de la ville comme des putes. Dans le même sens, la répartition des tâches est très conventionnelle : pour exemple, le traceur, sorte de leader, est un homme, et les soins envers les autres reviennent à une femme. Enfin, la parole et les actes des « crocs », sorte de servant·e·s, n’existent presque pas dans le roman, et doivent mériter leur présence au sein de la Horde qui se considère comme une élite. Il y a donc un rapport hiérarchique assez fort qui doit être souligné.
Voilà donc un roman épique et monumental qui, même si ce genre de littérature n’est pas ma came, m’a plu par la manière dont l’auteur utilise la SFFF pour porter sa vision politique. Je ne peux que vous encourager à le lire si ce n’est pas déjà fait !
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La Horde du Contrevent
Alain Damasio
Editions Gallimard
Collectif Folio SF
2007
735 pages
11,40 euros
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