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L’impératif de désobéissance ≡ Jean-Marie Muller

l'impératif de désobéissance jean-marie muller bibliolingusL’impératif de désobéissance
Fondements philosophiques et stratégiques de la désobéissance civile

Jean-Marie Muller

Le passager clandestin

2011

 

Dans un système qui est fait de telle manière que la quasi-majorité des citoyen·nes n’a aucun pouvoir de décision ni aucun moyen d’expression, la résistance devient vitale. Jean-Marie Muller propose un ouvrage instructif sur le concept de la non-violence, telle qu’il est enseigné en France, et qui a érigé un culte à Gandhi et Martin Luther King. Toutefois, l’auteur ne propose pas de définition de la violence et pose la non-violence comme un principe dogmatique, religieux, voire fallacieux, excluant la diversité des tactiques, alors que, vu l’urgence de la situation sociale et écologique, nous ne pouvons pas faire l’impasse de la réflexion, nous devons envisager toutes les stratégies, légales ou illégales, non-violentes, destructrices ou révolutionnaires. Cette chronique m’a demandé beaucoup de temps et d’investissement personnel, aussi n’hésitez pas à me donner un peu de votre disponibilité et à me laisser un commentaire.

« La démocratie est beaucoup plus souvent menacée par l’obéissance aveugle des citoyens que par leur désobéissance1. »

Selon la Déclaration des droits humains et citoyens, toute personne obéit, consent et participe en toute liberté aux lois qui ont pour but de garantir les droits de tous·tes et de chacun·e. Or, que ce soit au sein d’une dictature ou d’un simulacre de démocratie comme en France, toute personne est obligée d’obéir aux lois, car depuis l’enfance, on nous apprend que la soumission à l’autorité est une vertu. L’obéissance aux lois a une valeur plus forte que le fait de suivre ses convictions morales, d’écouter sa conscience.

La violence et la coercition, qui sont le fondement même de la société, sont instituées en lois. On peut parler de violence physique et économique lorsqu’on maintient légalement des millions de personnes dans la pauvreté, lorsqu’on légalise le crime organisé de milliards d’individus non humains chaque année ; ou de violence psychologique, lorsque les pauvres intimidé·es n’imaginent même pas visiter les quartiers riches ; ou encore de violence verbale, lorsque Macron nous traite d’illétré·es, de fainéant·es, de réfractaires. La force de l’État repose justement sur l’obéissance des personnes qui acceptent de mettre en œuvre la violence dirigée contre elles. La force de l’État, c’est celle des CRS qui, semaine après semaine dans le mouvement des « gilets jaunes », obéissent machinalement, se font les complices de la répression, et nous mutilent.

« Ne sous-estimons pas le risque que le règne de la loi et de l’ordre devienne une dictature. Pas forcément une dictature qui emprisonne et qui torture, mais plus probablement une dictature qui anesthésie les consciences et endort les volontés dans l’assujettissement à l’habitude et à la normalité2. »

À partir du moment où une loi est considérée comme immorale, inique, arbitraire, que les moyens légaux ne permettront pas de la modifier, que l’urgence écologique et sociale est en jeu, chacun·e doit décider de désobéir et d’entrer en résistance.

Jean-Marie Muller, écrivain et désobéisseur civil reconnu en France, définit ainsi la désobéissance civile, qui est un des moyens d’action de la non-violence : « Ainsi, on peut définir la désobéissance civile de la façon suivante : une action politique de résistance non-violente, accomplie par des citoyens agissant au nom de leur liberté et de leur responsabilité, qui consiste à enfreindre ouvertement, délibérément, collectivement, de manière concertée et organisée dans la durée, une loi (ou une directive) considérée comme injuste, donc immorale et illégitime, et qui vise à obtenir justice en créant, d’une part, à travers la mobilisation des ressources de l’opinion publique au sein de la société civile, d’autre part, à travers la non-coopération avec les pouvoirs établis, un nouveau rapport de forces qui oblige les décideurs à (r)établir le droit en modifiant ou en supprimant la loi (ou la directive), en promulguant une nouvelle loi ou en changeant de politique. Dans des circonstances exceptionnelles, face à l’oppression caractérisée d’un régime despotique, une campagne de désobéissance civile peut se donner comme objectif la prise et l’exercice du pouvoir politique3. »

Mon avis

Cela fait quelque temps maintenant que je m’intéresse plus concrètement aux moyens d’action pour renverser le système politique et économique, c’est pourquoi j’ai souhaité lire L’Impératif de désobéissance de Jean-Marie Muller, philosophe et acteur reconnu de la désobéissance civile en France depuis les années 1970. Cet auteur m’a été recommandé par l’association Non-violence XXI.

Certes, le texte est assez clair, bien expliqué, bien structuré. Sans surprise, Jean-Marie Muller consacre une partie aux précurseurs de la désobéissance civile (Étienne de La Boétie, Henry David Thoreau, Léon Tolstoï), une autre aux penseurs de la désobéissance civile, avec en tête Gandhi et Martin Luther King, puis fournit quelques exemples de désobéissance française (le Larzac, les faucheur·ses d’OGM, les déboulonneur·ses de pub, le Réseau éducation sans frontière…).

Vous me voyez venir, je suis d’accord sur le fondement (le devoir moral d’agir face à l’injustice, la légitimité de la désobéissance, l’action collective et non pas individuelle) mais j’émets quelques réserves à mettre en lien avec d’autres lectures, notamment Comment la non-violence protège l’État de Peter Gelderloos et de La Lutte nonviolente de Gene Sharp, dont je vous parlerai.

Tout d’abord, je reste sceptique par rapport à la manière dont Gandhi (l’indépendance de l’Inde) et Martin Luther King (le mouvement américain pour les droits civiques) font l’objet d’un véritable culte, au mépris de tout un ensemble d’acteurices qui ont aussi écrit l’histoire. Comme le disait justement Howard Zinn, « tant que les lapins n’au­ront pas d’his­to­riens, l’his­toire sera racon­tée par les chas­seurs », ce qui m’amène à me méfier du récit non-violent qui place Gandhi et MLK au centre des événements. Qui a écrit leur histoire ? Des universitaires blancs dont les travaux ont été financés par l’État ?

La non-violence est posée comme un principe dogmatique, voire religieux, et constitue une limite infranchissable qui exclut la diversité des tactiques. Gandhi écrit que « partout où la violence éclatera, les volontaires sont tenus de mourir pour tenter de l’apaiser ». Est-ce à dire qu’il faut tendre l’autre joue à la répression étatique et policière ? Certes, une escalade des violences n’est pas souhaitable, mais ne devrions-nous pas défendre légitimement nos proches et nos droits ? Quelle est l’utilité d’un·e résistant·e mort·e ou emprisonné·e ? Selon Jean-Marie Muller, et dans la lignée de Henry David Thoreau au XIXe siècle, « il est dans l’ordre des choses que l’itinéraire du désobéisseur passe par la prison. C’est là qu’il sera peut-être le plus efficace. Tellement efficace que le pouvoir pourra refuser de l’y placer ou de l’y maintenir4. » Hormis la naïveté du propos, ce n’est pas de sa prison que Thoreau pourra envisager la libération des Noir·es pendant l’esclavage ; tout au plus il lave sa conscience. Ainsi définie, la désobéissance civile en tant que moyen d’action non-violent prétend ériger des martyrs, profiter des tribunaux et des procès pour mettre l’État face à ses responsabilités et sensibiliser à juste titre l’opinion publique, mais il est vrai que la bataille de l’information est très rude. D’un côté, l’État exerce son pouvoir sur les médias mainstream et sur la justice pour décrédibiliser la résistance (par des moyens légaux et illégaux) ; et de l’autre, une certaine partie de la population française n’en a toujours rien à foutre des questions politiques et démocratiques, ou bien n’a pas conscience de ses droits, de son pouvoir d’agir ou de l’urgence de la situation.

En traquant « le mal où qu’il soit, sans jamais nuire à celui qui en est responsable6 », la non-violence théorisée par Gandhi ne prend pas le problème à la racine. La hiérarchie est faite de telle sorte que les têtes au pouvoir se remplacent aisément sans que le système économique et politique ne tremble. La faiblesse de Macron est peut-être d'avoir choisi d’évacuer les intermédiaires pour gouverner comme un roi : il devient ainsi l’incarnation absolue d’un système haï par une partie de la population de plus en plus grande, comme le montre le mouvement des gilets jaunes. Par ailleurs, au-delà du mépris de classe des responsables politiques très riches envers les pauvres, on a vraiment affaire à des sociopathes qui méprisent l’humanité, et qu’on ne parviendra pas à moraliser par des actions « civilisées ». (Face au mépris et à la peur que les gouvernements éprouvent pour le peuple, soulignons au passage cette phrase très naïve de Jean-Marie Muller : « Attention cependant à éviter la dérision qui passerait pour un mépris de l’adversaire7. ») Signer des pétitions visant à interpeller celleux qui détiennent le pouvoir ne nous permettra pas de supprimer les oppressions économiques, politiques, raciales, sexistes, spécistes, etc. C’est seulement en portant réellement atteinte à leurs intérêts personnels, économiques et financiers (de manière directe ou indirecte) qu’on peut espérer les affaiblir et les paralyser, et en imposant nos propres organisations autonomes et démocratiques qu’on parviendra à légitimer notre position dans l’échiquier mondial.

Surtout, le point noir de cet ouvrage est qu’il ne donne à aucun moment une définition de la violence. On ne peut pas parler de non-violence sans définir la violence et notre seuil de tolérance à celle-ci. D’un côté, les violences physiques et matérielles font l’objet d’une diabolisation institutionnalisée, d’une stigmatisation et d’une calomnie systématiques qui entretiennent en nous la peur et agissent comme un rappel constant à l’obligation de soumission. De l’autre, les violences économiques et politiques, comme le chômage de masse et la précarisation, sont institutionnalisées et normalisées. Or, ne pas définir et catégoriser la violence revient à focaliser intentionnellement les esprits sur la première et à invisibiliser la seconde. Parle-t-on d’une violence sur des êtres vivants ou sur des objets inanimés ; d’une violence indirecte ou frontale (par exemple lors d’une manifestation) ? La violence est-elle plutôt dans l’exploitation des enfants du tiers monde pour la fabrication de nos smartphones ou dans le sabotage des multinationales qui nous détruisent et détruisent la planète ? La violence est-elle plutôt dans les vitrines brisées par les cailloux des manifestant·es isolé·es et en colère, ou chez les CRS qui sont payé·es et défendu·es pour mutiler et tuer ? La violence est-elle dans vos plats quotidiens, composés en toute légalité de cadavres non humains ? 

Tout comme la légitimité de la désobéissance se fonde sur le caractère injuste de la loi visée, la légitimité de toute action se fonde sur l’objectif à atteindre et sur les moyens de résistance disponibles. « La question n’est pas de savoir quelle arme on utilise, mais dans quel esprit on s’en sert5 », disait Henry David Thoreau, qui est considéré comme un précurseur de la désobéissance civile alors qu’il a défendu la cause de l’anti-esclavagiste John Brown qui a pris les armes.

Par conséquent, si l’objectif de la désobéissance civile est de réformer une loi inique, que faire lorsqu’il s’agit de renverser le capitalisme et de fonder des groupements humains autonomes, démocratiques, horizontaux, anarchistes ? Les moyens sont-ils à la hauteur de nos ambitions ? En fin de compte, la lecture de cet ouvrage, paru chez les excellentes éditions du passager clandestin, m’a été très profitable, bien qu’incomplète. La « non-violence » apporte beaucoup de réflexions intéressantes que je ne cherche pas à rejeter, mais il me semble que le concept même de « non violence » en matière de résistance entretient à mauvais escient une opposition binaire et arbitraire avec la « violence ». Non définie et non théorisée par les adeptes de la non-violence, elle est l’objet d’un tabou qui neutralise toute réflexion éclairée sur la résistance et les moyens d’action qui sont à notre disposition. Ainsi que le proposent Peter Gelderloos, le mouvement Deep Green Resistance ou encore Gene Sharp, toute stratégie de résistance relève d’une planification qui dépend de la composition du mouvement, des moyens disponibles et du contexte.

Vu l’urgence de la situation politique, sociale et écologique (et en France nous sommes encore privilégié·es), la résistance pour sauver l’humanité et la planète est centrale. Nous devons envisager toutes les stratégies, légales ou illégales, publiques ou clandestines, « non-violentes », destructrices ou révolutionnaires. Nous ne pouvons pas laisser les gouvernements et les multinationales nous détruire impunément en laissant croire que tout ne va pas si mal et qu’il y aura toujours des réponses technologiques aux désastres à venir.

« Il s’agit de constituer une communauté de résistance, une communauté de solidarité, dans le partage non seulement des convictions et des analyses, mais aussi dans le partage des peurs et des risques. Prendre le risque de la désobéissance implique de surmonter des pesanteurs aussi bien psychologiques que sociologiques très fortes, que seul le sentiment d’appartenance à une communauté de destin peut permettre de surmonter8. »

Une petite remarque pour terminer : j’ai été agacée par le sexisme langagier de Jean-Marie Muller qui emploie à tout bout de champ « l’homme », pour parler des humains, et particulièrement dans cette phrase : « chaque citoyen est un homme faillible9 », et dans celle-ci : « un fonctionnaire est un homme responsable avant d’être un sujet obéissant10 ». Il utilise également l’expression affreuse « petit d’homme » pour parler des enfants, mais s’est senti obligé d’utiliser (une fois) l’écriture inclusive en parlant de l’IVG…  Il y a encore du boulot à faire !

Lisez aussi

Comment la non-violence protège l’Etat Peter Gelderloos

Les Nouveaux Désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ? Manuel Cervera-Marzal

Le fond de l'air est jaune Collectif

La Domination policière Mathieu Rigouste

La Force de l’ordre Didier Fassin

Une autre fin du monde est possible Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle

Comment tout peut s'effondrer Pablo Servigne et Raphaël Stevens

La révolte à perpétuité Sante Notarnicola

Arrachons une vie meilleure ! Ritchy Thibault 

Décolonial Stéphane Dufoix

Les Palestiniens Mélinée Le Priol et Chloé Rouveyrolles

 

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L’impératif de désobéissance

Fondements philosophiques et stratégiques de la désobéissance civile

Jean-Marie Muller

Le passager clandestin

2011

290 pages

20 euros

 

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A
merci pour cette analyse!<br /> Je suis tombée sur un livre annoté à la bibliothèque qui m'a mené à vous. J'en suis ravie.Merci!
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M
Waouh, quel boulot tu nous fait là ! Je suis impressionnée par la qualité de ta rédaction, tes sources et ton implication.<br /> Je te rejoins sur le fait de savoir qui écrit l'histoire, qui place des acteurs de la non-violence au sommet ... Pour aller dans ce sens, on ne parle que rarement des féministes qui posaient des bombes, chuuut, il ne faut jamais dire que la violence a pu résoudre des problèmes.<br />  <br /> Le livre de Peter Gerderloos ne va pas tarder à rejoindre ma bibliothèque je pense, cela fait des mois que j'en entends parler !
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L
bonjour,<br /> merci pour cette analyse, qui fait vivre le débat sur les moyens de lutte. <br /> Je vous signale quand même qu'il existe différentes approches de la non-violence et e la désobéissance civile, et qu'il peut être intéressant de compléter la lecture de Jean-Marie Muller par les approches de l'anarchisme non-violent.<br /> Je pense en particulier aux ressources nombreuses sur le site http://anarchismenonviolence2.org/ et en particulier les deux articles suivants :<br /> -une critique de Gelderloos : http://anarchismenonviolence2.org/spip.php?article256<br /> -une réflexion qui va dans le sens de votre remise en cause des figures tutélaires :  http://anarchismenonviolence2.org/spip.php?article257<br /> Je renvoie aussi au livre Désobéir en démocratie, de Manuel Cervera-Marzal, qui distingue diverses approches de la désobéissance civile et met en valeur notamment une désobéissance plus libertaire : http://www.auxforgesdevulcain.fr/collections/essais/desobeir-en-democratie-la-pensee-desobeissante-de-thoreau-a-martin-luther-king/<br /> Peu connu en France, l'anarchisme non-violent est plus développé en Allemagne notamment avec le journal Grazwurzel revolution. <br /> De quoi cogiter !
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I
C'est rare de lire des chroniques aussi fouillées sur des questions politiques, tout en restant accessibles, c'est toujours un plaisir de lire tes articles (et je vais essayer d'être plus assidue par ici).<br /> Tu as lu le livre de Peter Gelderloos sur la critique de la non violence ? Je ne l'ai pas (encore) lu mais au vu des analyses que j'en ai lues (notamment les articles parus sur LMSI "La violence est-elle politique"?) j'ai l'impression qu'il revient sur les aspects qui t'ont interpellée ici
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A
Un propos plus partisan qu'il n'y parait.
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