Salon du livre de Paris 2015
Patrícia Melo
Actes sud
2001
José Luis, dit Petit Roi, vit à Berimbau, une favela de Rio de Janeiro. Entre sa mère Alzira qui le bat, sa sœur Carolaine déjà mère à quatorze ans, et sa grand-mère costumière du carnaval, Petit Roi aspire à retrouver son père qu’il n’a pas connu. À 11 ans, le gamin n’a jamais vraiment été à l’école. Et pour cause, il veut devenir narcotrafiquant et gagner de l’argent pour avoir une vie décente et se payer des extras.
Peu de perspectives honnêtes s’offrent à lui pour s’en sortir dans la vie : entre être cireur de chaussures pour 3 sous ou travailler pour Big Milton, le leader de la butte de Berimbau, Petit Roi n’hésite pas longtemps ! Mais lorsque Big Milton lui enjoint à aller à l’école plutôt que de traîner dans ses pattes, Petit Roi commence à sombrer dans la drogue…
Le destin de Petit Roi ne fait que commencer. Il apprendra le code d’honneur, les règlements de compte, les courses poursuites avec les flics, tantôt ennemis, tantôt complices du trafic, mais aussi la trahison et la souffrance, et deviendra le grand leader incontesté.
Aux côtés de Petit Roi gravitent Alzira, sa mère, Carolaine sa sœur, et Marta, son amie. Trois femmes qui, dans ce roman, incarnent trois destins différents.
D’abord Alzira, la mère, qui a sacrifié toute sa vie, toute son énergie, pour ses enfants. Une vie de labeur en tant que femme de ménage, à se faire traiter comme une esclave par sa patronne, pour gagner à peine de quoi faire vivre sa famille. Alzira, usée par la vie à quarante-cinq ans, se réfugie aveuglément dans la foi chrétienne, poussée par le dégoût des hommes qui ne lui ont apporté que des souffrances et envahie du désespoir de voir ses enfants reproduire une vie de malheurs.
« Cette honte qu’elle avait ressentie, votre fils a commis un vol, on lui avait dit, fils maudit, voler, jamais, une honte, une humiliation, espèce de rat, elle, Alzira, qui avait même du mal à accepter qu’on lui offre quoi que ce soit, avait accouché d’un voleur, elle aurait préféré accoucher d’un cul-de-jatte, d’un débile mental, mon Dieu, d’un mongol, toute sa vie à travailler, à nettoyer et à frotter la maison des autres, même dans les moments durs, elle n’avait pris ne serait-ce qu’une poire dans le frigo des patrons, toute sa vie comme ça, à vouloir et ne pas pouvoir, et maintenant cette racaille, un rat, un voleur, oh là là mon Dieu3. »
Puis Carolaine, bercée par les histoires romantiques des télénovelas, seul moment d’abstraction de cette vie infernale, est déjà mère à quatorze ans. Pourtant, elle n’assume pas pour autant les conséquences de ses rencontres avec des hommes et ne supporte pas ses enfants. Elle ne pense qu’à s’amuser et à dilapider l’argent de sa mère au lieu de chercher à s’en sortir, et s’enfonce dans la misère et la dépendance.
« Les mauvaises choses, elles, par contre, on pouvait toujours compter dessus. Des filles violées. Des filles en cloque. Des filles qui sortaient avec les trafiquants. Avoir une jeune fille sous son toit, c’était la pire chose qui pouvait exister. Une vierge. [...] Un enfer, être une femme. Les hommes, une bande d’animaux. [...] Quatorze ans, si tu tombes enceinte, elle lui avait dit, je te fous dehors4. »
Enfin Marta, qui rêve de prendre le contrôle de la favela de son père, à l’image d’un homme, et qui endosse des attitudes masculines pour devenir leur égal et se faire respecter. Mais les favelas, profondément misogynes, lui feront payer cher ses aspirations, malgré le fait qu’elle se révèle être une narcotrafiquante douée.
« J’ai jamais vu ça, une jolie fille comme toi qui circule partout avec une mitraillette israélienne. Ploc. Quel crétin. À cause de ces préjugés, elle avait changé du tout au tout son look et son comportement. Maintenant elle s’habillait comme un homme, avec des treillis, des tennis, des tee-shirts amples, les cheveux coupés court et coiffés d’une casquette. Elle s’efforçait de parler comme un homme, de marcher comme un homme, je suis un mec correct, elle disait dans les négociations. Elle faisait affaire avec “ces gens-là”, en les regardant droit dans les yeux, tête haute, menaçante, tout comme son père5. »
Enfer raconte la vie d’une favela, mettant en scène une galerie de personnages aux destins tous très marquants. Des vies éphémères, pleines de violences, de règlements de compte et de trahisons, de souffrances et de frustrations, de manque d’amour et de reconnaissance. Des vies détruites d’avance, ficelées par la misère, le chômage, l’échec de l’école et de l’ascension sociale, la complicité et l’impuissance des policiers, l’abandon de l’État et des services publics brésiliens.
Privés d’horizon, ces hommes et ces femmes répètent un cycle éternel en enfer. Le narcotrafic, le vol et le kidnapping sont les portes d’accès vers un meilleur niveau de vie, mais aussi le meilleur moyen de passer par la case prison et par la morgue. Chacun d’entre eux a beau se croire plus intelligent et plus malin que ses prédecesseurs, tout leader voit son sang couler du piédestal… La question n’est pas de savoir pour quelle raison, mais à quel moment le traître viendra le saigner par derrière.
Au-delà du trafic de drogue, Enfer montre comment les habitants apprennent à vivre malgré la violence quotidienne et comment ils cultivent l’art du vivre ensemble à travers l’organisation de services publics intérieurs, mais aussi du carnaval, du football et des pratiques religieuses.
Ce roman, par bien des aspects plus complet que O Matador, est porté par un style percutant et remarquable, utilisant avec habileté et fluidité le discours indirect libre. Le style de Patricia Melo, qui laisse toute la place à la vacuité, à la violence d’une vie de malheurs, donne lieu à de beaux passages, aussi terribles que déstabilisants.
Toutefois, même si on en sort profondément remué, on est en droit de s’interroger sur la position de l’autrice qui n’a pas elle-même vécu dans une favela. C’est pourquoi cette lecture, si excellente soit-elle, demande à être accompagnée par les écrits d’un auteur ou d’une autrice issu du milieu.
« Remercie le bon Dieu. D’ailleurs, ce qui l’avait conduit à se désintéresser de Dieu, c’était précisément cette attitude de sa mère face à toutes les adversités, la faim, le manque d’argent, le froid, la misère, remerciez le bon Dieu, elle leur disait. Putain. Il fallait remercier le bon Dieu pour leur toit percé. Pour leurs chaussures bousillées. Pour leurs vêtements rapiécés. Pour la viande qui manquait. Il ne remerciait jamais. Jamais de la vie6. »
Bahia de tous les saints Jorge Amado
Le Bourreau Heloneida Studart
Le Cantique de Meméia Heloneida Studart
Les Veuves du jeudi Claudia Piñeiro (littérature argentine)
La Malédiction de Jacinta (littérature argentine)
Manuel pratique de la haine Ferréz
Littérature d'Amérique du Sud
1. Page 45. - 2. Page 231. -3. Page 103. -4. Page 31. -5. Pages 364-365. -6. Pages 59-60.
Enfer
(Inferno, titre original)
Traduit du portugais (Brésil) par Sofia Laznik-Galves
Patrícia Melo
Actes sud
2001
400 pages
22,9 euros