Salon du livre de Paris 2014
Claudia Piñeiro
Actes sud
2009
À La Cascada, l’herbe y est véritablement plus verte qu’ailleurs. Les maisons sont aussi plus belles, les habitants y sont plus beaux, plus liftés, plus siliconés. Virginia Guevara, l’agent immobilier de ce quartier résidentiel appelé « country », note sur son carnet rouge tout ce qui se passe à La Cascada. A travers elle, on entre dans le monde clôt et secret de ce quartier érigé autour d’un complexe sportif gigantesque. Le golf, le tennis, la piscine sont pour les hommes après leur travail ; la peinture, les jeux de carte et la décoration intérieure sont pour les femmes.
« Teresa sortit de sa poche une bobine de fil de couleur ocre et, avec le concours de Lala, elle attacha la plante. “C’est du fil de sisal recyclé ; ne laisse jamais personne utiliser dans ton jardin autre chose que du matériel biodégradable.” Lala l’aida à nouer l’attache du papyrus. “Tu t’imagines, les siècles passent, nous aussi, et le plastique, lui, il reste là. En parlant de plastique, tu ne devais pas te refaire les nichons cette année ?” “Oui, mais je vais attendre un peu que Martin soit moins obsédé par le fric, sinon il va me faire une crise de nerfs.” “Attends pour la silicone, mais pas pour la pelouse. D’ici quelques mois, il aura retrouvé du boulot et, dans ton parc, ce sera la misère2.” »
Ce sont de vraies desperate housewives, et c’est le cas de le dire. À l’intérieur de La Cascada, tous les yeux sont tournés vers les États-Unis. Ces familles, qui aspirent aux valeurs américaines, visent les écoles d’excellence pour leurs enfants, qui doivent parler couramment l’anglais afin de vivre aux États-Unis plus tard.
Sauf que La Cascada, située près de Buenos Aires en Argentine, est cernée de quartiers pauvres. Mais d’ici, derrière les deux rangées de clôtures joliment cachées par des haies (et surveillées par la milice privée), on ne voit rien, sinon le ciel bleu au-dessus des têtes. Le monde extérieur est lointain, étranger. Et plus il est inconnu, plus il fait peur. Même si les habitants de La Cascada pensent à organiser une œuvre de charité de temps à autre, histoire de “penser à tous ces malheureux”… Imaginez l’avenir des enfants qui sont nés au sein de ces quartiers résidentiels, érigés depuis les années 1980, et qui n’ont jamais connu le monde...
À La Cascada, l’argent coule à flots. Du moins en apparence, car même si ses habitants se tiennent à l’écart du monde, la crise que traverse l’Argentine s’immisce à l’intérieur, insensible aux clôtures électriques. Et quand on n’a plus d’argent, il faut continuer à créer le tourbillon autour de soi et de sa famille, il faut s’évertuer à créer l’illusion que tout brille encore et pour toujours.
« Beaucoup de nos voisins avaient cru, à tort, que l’on pouvait vivre éternellement en dépensant tout ce que l’on gagnait. Et les sommes que l’on gagnait n’étaient pas rien, et cette manne semblait éternelle. Mais un jour, alors que personne n’avait rien vu venir, le robinet ne coulait plus et ils se retrouvaient dans la baignoire, couverts de savon, à regarder la pomme de douche d’où plus la moindre goutte ne sortait4. »
Derrière les apparences, tout n’est pas aussi lisse qu’on veut nous le faire croire. Pour vivre à La Cascada, il importe d’être comme les autres et de ne se fâcher avec personne, car ici les gens sont influents. En fait, moins on se connaît, plus on s’apprécie. Mais dans cette forteresse de luxe, de loisirs et de peurs, tout finit par se savoir.
Les Veuves du jeudi est un roman captivant parce qu’il décrit de l’intérieur toute la violence symbolique qui règne au sein de ces quartiers résidentiels hautement sécurisés. La tension est constante : se soucier à chaque instant de ce que notre famille montre, de ce que les voisins perçoivent ou entendent, et cacher à tout prix l’échec et la honte. Toute l’énergie est dépensée en une succession de petites actions perpétrées pour paraître et faire que le bonheur continue à rester lisse et normal. L’obsession des apparences est si ancrée qu’elle se confond avec l’honneur et l’amour propre. On atteint alors des degrés de superficialité et de souffrance glaçants. Jusqu’à quel point doit-on sauver les apparences ?
Pourtant, le monde extérieur avec sa propre violence est à leurs portes. À travers Virginia et les autres desperates housewives, on opère des glissements successifs de plus en plus tendus vers ce jour de septembre 2001 où trois maris sont retrouvés morts dans la piscine.
La violence est aussi dans le désir illusoire de vouloir se replier, de vivre dans le communautarisme, désir de vivre entre soi qui habite les classes privilégiées des pays du monde entier et qui ne fait qu’accentuer la ségrégation des peuples et la peur de l’autre.
Lucia Puenzo La Fureur de la langouste
Chimamanda Ngozi Adichie Nous sommes tous des féministes
1. Page 19. -2. Page 179. -3. Ibidem. -4. Page 265.
Les Veuves du jeudi
(Las Viudas de los jueves, titre original)
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Romain Magras
Claudia Piñeiro
Actes sud
2009
320 pages
23 euros
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