Carlos Fuentes
Gallimard
2001
Tout commence en 1999 à Détroit, lorsque le narrateur, documentariste et photographe, découvre les fresques murales de Diego Rivera des années 1930, dans lesquelles il célèbre, non sans une certaine dérision, la capitale de l’automobile. Le narrateur est intrigué par le portrait de deux femmes habillées de manière masculine : la première n’est autre que Frida Kahlo, la compagne de Diego Rivera, et la seconde est Laura Díaz, un personnage inspiré par la grand-mère de Carlos Fuentes.
Fasciné par ces portraits, le narrateur décide de remonter la trace de Laura Díaz. Nous voilà donc plongé·es au début du xxe siècle, au Mexique, dans la région de Veracruz, à la rencontre de Felipe et de Cósima Kelsen, tous deux émigrés allemands. C’est dans leur hacienda entourée d’animaux et de champs de café que leurs filles sont élevées : coupées de leurs origines européennes par le père qui force l’assimilation au point d’interdire à la famille de parler l’allemand, les sœurs voient leurs talents se développer et se flétrir dans la solitude. C’est dans ce contexte que la dernière des sœurs donne naissance à Laura.
Les années avec Laura Díaz, roman colossal écrit par Carlos Fuentes, m’a séduite par sa densité narrative, son foisonnement et ses nombreuses références et analyses historiques, politiques et culturelles.
Le style est effectivement sensible et original, Carlos Fuentes jouant librement avec les codes de la narration et des dialogues, l’alternance des points de vue, et même avec la ponctuation, sans toutefois paraître surfait ou incompréhensible. Il faut s’accrocher aux va-et-vient entre les époques, les endroits et les personnages, à l’abondance de détails, comme si tout cela avait été écrit au gré des émotions. Par ailleurs, les événements qui viennent structurer l’imaginaire de Laura (les doigts coupés de sa grand-mère, les doigts agiles de sa tante sur le piano, les doigts infatigables et ordonnés de sa mère), répétés tels des mantras, avec des phrases parfois répétées à l’identique, ajoutent une délicieuse dimension orale qui se justifie par le fait que Carlos Fuentes aie puisé l’inspiration dans son passé familial.
Ensuite, la richesse du roman vient du fait que tout le xxe siècle défile sous nos yeux : de la révolution mexicaine, avec le mouvement anarchiste ouvrier, aux deux guerres mondiales, en passant par la guerre d’Espagne puis par la guerre froide et la chasse aux sorcières envers les communistes. L’horreur de la guerre, du fascisme, du stalinisme, des camps de concentration, tout cela s’enchevêtre autour de Laura.
Tout au long du roman, Carlos Fuentes porte un regard lucide sur les inégalités sociales et le racisme au Mexique : tandis que les bourgeois·es, presque tou·tes blanc·hes et d’origine européenne, exposent la vacuité de leurs vies dans les bals, les ouvrier·ères qui luttent pour leurs droits sont réprimé·es et assassiné·es par la dictature militaire. Et, caché·es des regards, dans des quartiers ségrégés, les plus misérables meurent en silence. Les décennies passent et Laura voit la ville dévorante de Mexico se métamorphoser et s’agrandir, ainsi que l’architecture évoluer au fil des modes et des influences.
L’histoire du xxe siècle permet à Carlos Fuentes de dénoncer l’impérialisme (militaire, culturel, politique) américain et européen, le totalitarisme, sans omettre toutefois la critique du camp de la gauche, et notamment des syndicats ouvriers dont le pouvoir se bureaucratise, se verticalise. Plus largement, il me semble que le propos de Carlos Fuentes tend à critiquer le dogmatisme des théories politiques qui imposent aux gens comment ils doivent vivre et penser, et à faire le parallèle entre la foi idéologique et la foi religieuse.
« La Révolution elle-même, avec ses cérémonies patriotiques, ses saints civils et ses martyrs guerriers, n’était-elle pas une Église parallèle, laïque, tout aussi convaincue d’être dépositaire et dispensatrice de salut que l’Apostolique et Romaine qui avait élevé, protégé et exploité — le tout en même temps — les Mexicains depuis la Conquête espagnole4 ? »
Laura enfant, Laura adolescente, Laura adulte. Laura l’épouse, Laura la mère. Il lui faudra beaucoup de temps — une vie remplie de rencontres, d’accidents, de questions — pour se donner les moyens d’être elle-même. Et un peu de patience, pour moi, pour la voir s’affirmer ! Les années se succèdent au fil des chapitres, mais, bien qu’elle soit présente page après page, Laura fera longtemps pâle figure à côté des nombreuses rencontres qui jalonnent sa vie (je pense d’emblée au couple mythique Diego Rivera et Frida Kahlo, mais il y a aussi la multitude de portraits hauts en couleurs des républicains espagnols pétris d’idéaux, des bourgeois·es de la haute société mexicaine, ou encore du cercle des communistes américain·es exilé·es au Mexique durant le maccarthysme).
Par ailleurs, le narrateur ne manque pas de montrer l’étroitesse du statut des femmes au foyer, dominées par leurs maris « qui [les] condamnent à la théâtralité7 ». Grâce au personnage de Laura, il évoque aussi le continuum entre le corps utile et le corps beau, le temps qui passe, la perception intime de la vieillesse ainsi que son acceptation, plus ou moins sereine.
« […] Un homme vêtu de n’importe quel costume noir, d’une cravate blanche et d’un plastron en piqué serait toujours élégant sans avoir à s’exposer – alors que chaque femme était obligée de révéler, à ses risques et périls, sa conception personnelle, qu’elle soit conformiste ou excentrique mais de toute façon toujours arbitraire, de l’élégance8. »
Certes, le caractère de Laura peine à émerger et semble, à certains moments, servir de prétexte pour développer une ambitieuse et impressionnante fresque historique et faire le lien juxtaposant les époques les unes aux autres. De plus, certains dialogues entre des personnages qui débattent des horreurs des nazis, des convictions religieuses et politiques, bien qu’ils soient intéressants, m’ont parus longs et sans lien direct avec Laura, puisque celle-ci se contente le plus souvent d’écouter sans intervenir.
Mais, en fin de compte, malgré ces longueurs, j’admire le grand souffle et la dimension autobiographique de ce roman, ainsi que la densité et la richesse phénoménales portées par un style évocateur et sensible. Je compte bien découvrir l’ensemble de l’œuvre de Carlos Fuentes !
1. Page 82. -2. Page 239. -3. Page 383. -4. Page 410. -5. Page 289. -6. Page 201. -7. Page 234. -8. Page 106.
Les années avec Laura Díaz
Traduit de l’espagnol (Mexique) par Céline Zins avec la collaboration de José M. Ruiz-Funes
Carlos Fuentes
Gallimard
Collection Folio
2003
720 pages
10,80 euros
Pour ne pas manquer les prochaines chroniques, inscrivez-vous à la newsletter !