Merci à Babelio pour son opération Masse critique
« Décolonial » et « décolonialisme » sont des termes récents, mais de plus en plus utilisés depuis 2016. Pourtant, leurs définitions sont encore assez floues et sujettes à diverses manipulations, d’où l’objet de ce petit livre dans la collection Le mot est faible des éditions indépendantes Anamosa.
Il y a celles et ceux qui s’en revendiquent, d’une manière positive, dans le cadre des sciences sociales et des mouvements anti-racistes et anti-décoloniaux, et celles et ceux qui s’y opposent, en particulier pour les intellectuel·les âgé·es, les chercheur·ses à la retraite (principalement des hommes blancs et bourgeois), dans les médias de droite et d’extrême-droite et au sein du gouvernement lui-même. Ces opposant·es mettent le « décolonialisme » dans le même sac idéologique que « l’islamo-gauchisme », « l’indigénisme » et le « wokisme ».
Même si le colonialisme a pris fin, l’impérialisme existe encore et les pratiques et politiques coloniales ont perduré malgré la fin du colonialisme. Inconsciemment, nos récits collectifs sont largement imprégnés de la pensée coloniale. C’est pour cette raison que, ces dernières années, les objets d’étude des sciences sociales ont beaucoup évolué : ils s’intéressent davantage au poids de la race et de la colonialité dans la société.
Le concept de décolonialisme a donc émergé pour prendre conscience du fait que nos sciences sociales occidentales sont situées historiquement et géographiquement et n’ont rien d’universel. Nos savoirs sont le produit de notre histoire. Ils ne s’élaborent pas dans un huis-clos, hors de la société. Ils sont intrinsèquement liés aux travaux d’hommes blancs bourgeois et occidentaux, en particulier depuis le siècle des Lumières, qui ont érigé une structure des cultures et des valeurs au sein dans laquelle ils sont au sommet. Ainsi, au nom de l’universalisme, la science occidentale serait LA seule science, au détriment de toutes les représentations culturelles et scientifiques ailleurs dans le monde.
Il s’agit donc de faire un pas de côté, de réduire la domination, l’hégémonie des sciences occidentales pour porter un regard sur les recherches menées partout ailleurs dans le monde, comme en Amérique latine, en Asie ou en Afrique et dans tous les anciens pays colonisés. Si on prend l’exemple de la sociologie, les travaux de Bourdieu, Derrida et Foucault sont connus et étudiés dans le monde entier. Mais connaissons-nous ne serait-ce qu’un·e seul·e chercheur·se en Argentine, en Malaisie, au Maroc ? Et peut-on vraiment appliquer les recherches de Bourdieu dans un contexte indien ? péruvien ? On ne se rend pas compte en France que tout un ensemble de savoirs sont en fait réduits au silence.
L’auteur de ce petit ouvrage revient donc sur l’histoire du décolonialisme, qui aurait pour origine la création d’un groupe de recherche Modernité/Colonialité dans les années 1990, avec pour figures principales le sociologue péruvien Aníbal Quijano, qui a forgé la notion de « colonialité » du pouvoir, des savoirs et de l’être en 1992, et le philosophe argentin Enrique Dussel qui invite à adopter une vision pluriversaliste pour une meilleure circulation des idées.
Partant de ces constats, les chercheur·ses étudient de plus en plus les effets de la colonialité au sein de la société, et c’est ce qui fait visiblement peur aux opposant·es de la pensée décoloniale…
La définition du décolonialsme est avant tout posée par ses opposant·es, qui l’utilisent comme un mot repoussoir. Pour elleux, le décolonialisme est un mouvement idéologique, purement militant, non universitaire, non scientifique, qui manque d’objectivité, de neutralité, de méthode. En mettant l’accent sur les identités raciales, ethniques et de genre, la pensée décoloniale mettrait en danger la cohésion sociale, l’unité de la Nation, la République indivisible. Le mouvement de décolonisation aurait « infiltré » et « contaminé » l’université (d’où le rapport commandité par la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal en 2021 sur l’islamo-gauchisme dans les universités).
Pour Stéphane Dufoix, cette opposition n’est pas récente, elle relève d’un mouvement néo-républicain qui est à l’œuvre en France depuis les années 1990, avec toutes les polémiques soulevées sur le voile, la laïcité, « l’identité nationale », la « culpabilité » de l’esclavage et de la colonisation et la « repentance » qui irait avec, la gestion de l’immigration…
Je suis très contente d’avoir lu cet ouvrage qui entre parfaitement dans mon parcours de lecture sur le racisme. Décolonial de Stéphane Dufoix fait partie de la collection Le mot est faible des éditions indépendantes Anamosa, qui s’attache à étudier le sens des mots qui agitent nos débats. Faut-il que je rappelle combien les mots ont de l’importance dans la manière dont nous percevons le monde ? J’ai consacré plusieurs chroniques à ce sujet, notamment La Guerre des mots pour les 10 ans de Bibliolingus.
J’aime beaucoup le concept de la collection : ce sont des textes très courts (moins de 100 pages), dans un format tout petit, qui ne sont pas impressionnants et qui permettent d’ouvrir une brèche, de se questionner sur notre langage sans se fader un gros ouvrage universitaire !
Décolonial est le premier ouvrage que je découvre dans cette collection : même si Stéphane Dufoix m’a un peu perdue au début, j’ai trouvé que l’ensemble était clair. Comme le texte est très ramassé et concis, je pense qu’il faut tout de même avoir une certaine connaissance des débats passés et en cours pour comprendre l’ensemble des enjeux. Mais, comme pour tout essai, il ne faut pas hésiter à s’emparer physiquement du livre : lire et relire, revenir en arrière, souligner, se tourner vers des lectures complémentaires, ainsi que l’explique Modiie. Et l’avantage, c’est que celui-ci est petit ! La prise de risque est minime, c’est donc une bonne entrée en matière.
J’apprécie aussi l’humilité de l’auteur qui, comme les sciences qu’il étudie, ne prétend pas être neutre. Comme nous toustes, son point de vue est situé : c’est un chercheur engagé, blanc et âgé de plus de cinquante ans.
A la fin de cette lecture, je mesure combien l’édition a aussi un grand rôle à jouer dans la décolonisation des savoirs : en tant qu’éditeurs et éditrices, nous avons la possibilité de faire connaître les travaux de chercheur·ses originaires de pays dont la visibilité scientifique dans les sciences sociales mondiales demeure très faible. Même s’ils sont pris en étaux par des considérations économiques, nos choix éditoriaux ont un pouvoir sur la circulation des idées. Alors, éditeurs et éditrices, mais aussi lecteurs et lectrices, ouvrons les yeux sur ce qui s’écrit ailleurs qu’en Occident…
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Découvrez aussi le numéro 24 de la revue Passerelle à ce sujet, et en accès libre.
Décolonial
Stéphane Dufoix
Editions Anamosa
Collection Le mot est faible
2023
104 pages
9 euros
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