Elena Balzamo nous raconte sa jeunesse en URSS et l'histoire de sa famille.
Elena Balzamo commence par un fait troublant : sa grand-mère, qui écrivait ses Mémoires sur sa vie dans les camps, a fini par les brûler. C’est ainsi que l’auteure raconte ce qu’elle sait de sa famille et de sa propre jeunesse en URSS. Par petites touches, en réunissant les souvenirs, les « on dit » familiaux, les traces écrites, elle nous transmet sa vision personnelle mêlée à l’époque soviétique.
Des thèmes passionnants habitent ce livre, car, au-delà de ce qu’on connaît des camps de travail, elle explique des aspects précis de la vie quotidienne : le moule éducatif et l’endoctrinement, ce « tissu de mensonges qui recouvrait tout l’espace public2 » ; la manière dont l’État prend le contrôle de la vie des soviétiques, à commencer par le système d’attribution des études, de la carrière et du logement ; la place du livre, à la fois objet aimé des Russes et interdit, et qui était difficile à obtenir tant la vie était chère.
Elena Balzamo raconte aussi comment elle a appris très tôt à cultiver sa liberté intérieure tout en restant « fiable idéologiquement » en surface, dans une schizophrénie collective et vitale à l’époque soviétique.
Elle partage aussi sa passion pour les langues (elle est devenue traductrice) et la manière dont les soviétiques percevaient le monde étranger comme inexistant, tant il était impossible de quitter le pays. Elle offre aussi un passage passionnant sur le peuple géorgien et sur la construction de leur langue.
« Au sujet de ma grand-mère, personne non plus ne m’a jamais dit : “Sache que ta grand-mère a passé la plus grande partie de sa vie derrière les barreaux.” Cela eût été incongru et, surtout, dangereux. On ne dit pas de telles choses à un enfant avant l’âge de raison : il pourrait les répéter à l’école, par exemple, et s’attirer des ennuis. Et, une fois que l’enfant a atteint l’âge de raison, ce n’est plus la peine de lui dire ces choses, il s’en rend bien compte tout seul. Bref, à compter d’un certain âge, j’ai su que ma grand-mère avait été prisonnière politique, comme certains de ses amis. Et mes lectures m’apprenaient que rares étaient les familles qui, à une certaine époque, n’avaient compté aucun détenu3. »
Cinq histoires russes est le témoignage d’Elena Balzamo, traductrice et écrivaine, sur sa jeunesse en URSS. Il est fait de souvenirs personnels et familiaux, d’anecdotes et d’imprécisions qui mêlent sa propre histoire à celle de son pays. À travers ce devoir de mémoire, elle tente de percer la chape de silence qui entoure plusieurs générations muselées par le régime répressif. La richesse de ce témoignage tient au regard extérieur que l’auteure peut porter sur son pays, puisqu’elle l’a quitté jeune grâce à une connivence d’heureux hasards.
Si interroger ses proches est bien souvent difficile, quel que soit le passé familial, il est essentiel de le faire pour mieux se connaître avant que les anciens ne partent. Une démarche difficile, mais réussie par Elena Balzamo qui nous livre un texte personnel à dimension universelle.
De l’URSS, on s’attache d’emblée à en retenir les camps et la répression, mais le soviétisme n’était pas que ça (en bien ou en mal), et c’est ce que montre l’auteure. Inévitablement, les drames peuplent cet ouvrage, des vies de souffrance et de solitude s’ouvrent à chaque page. On croise le regard de celui qui a tout perdu, de celle qui a passé sa vie derrière les barreaux, et on reste étranglé de souffrance. Mais ce livre n’offre pas que cela, et c’est bien ce qui m’a plu.
J’ai eu peur d’avoir entre les mains un texte décousu, à l’aspect fourre-tout, mais il n’en est rien. Le livre est construit habilement autour de 5 chapitres, qui se concentrent chacun autour d’un fil rouge : une idée, une période de sa vie.
J’ai beaucoup aimé ce texte, au-delà de ce que je peux en dire dans cette chronique. J’ai aimé ce partage de vies, le goût des mots et des livres, la sincérité et le recul de l’auteure, la transmission modeste et instructive d’un pan de notre histoire. Cinq histoires russes est un texte singulier et peu commun publié par les éditions Noir sur blanc, dans la très belle collection Notabilia : la mise en page est agréable, la couverture graphique avec une garde rapportée colorée, des montages photo à chaque chapitre, le papier doux et épais. Une belle découverte !
Un siècle d'espoir et d'horreur, une histoire populaire du XXe siècle
Chris Harman
Le Prince jaune Vassil Barka
Purge Sofi Oksanen
Les Vaches de Staline Sofi Oksanen
La Fin de l'homme rouge Svetlana Alexievitch
La Supplication Svetlana Alexievitch
L'homme qui savait la langue des serpents Andrus Kivirähk
Léonid doit mourir Dmitri Lipskerov
Vongozero Yana Vagner
Les Ongles Mikhaïl Elizarov
Allers-retours André Schiffrin
1. Page 38. - 2. Page 70. - 3. Page 188.
Cinq histoires russes
Elena Balzamo
Éditions Noir sur Blanc
Collection Notabilia
2015
264 pages
17 euros