Rosa Parks (1913-2005) est devenue un symbole dans la lutte pour les droits civiques aux États-Unis, mais, comme souvent, l’histoire officielle en a fait une représentation réductrice, simpliste, iconique, sortie de son contexte : un jour de décembre 1955, une femme âgée, ordinaire, épuisée par sa journée de travail, n’a pas cédé sa place à une personne blanche dans un bus ségrégué de Montgomery, en Alabama, dans le Sud des États-Unis. Que sait-on réellement de Rosa Parks ? Pas grand-chose. Cette autobiographie, rare et précieuse, inédite en français, contextualise le boycott des bus de Montgomery et la naissance du mouvement pour les droits civiques, et revient sur le parcours exceptionnel de cette femme noire militante née au début du XXe siècle dans un pays profondément raciste.
Dans une langue très simple, Rosa Parks raconte son enfance, sa jeunesse et ses origines familiales, au début du XXe siècle dans un contexte de racisme institutionnalisé. En Alabama, dans le Sud des États-Unis, où la ségrégation est très marquée, la société est hiérarchisée, divisée et organisée de telle sorte que les Noir·es et les Blanc·hes se rencontrent assez peu. Les églises, les boutiques, les restaurants, les écoles, les transports en commun, tout est ségrégué. Son témoignage montre à quel point l’horizon des Noir·es est complétement bouché : sans cesse réduit·es à leur couleur de peau, iels ont peu d’opportunités dans la vie. Les seuls métiers qui leur sont autorisés sont mal vus, mal payés et difficiles. Les femmes peuvent devenir domestiques et les hommes chauffeurs pour les familles blanches aisées. L’école pour les Noir·es manque cruellement de moyens, et l’accès aux études supérieures est presque inexistant. En 1940, seulement 7 % des Noir·es obtiennent un diplôme de fin d’études au lycée.
Rosa Parks raconte également la peur, l’humiliation, la colère qui habitent les sien·nes ; les nuits durant lesquelles son grand-père veille devant la porte avec un fusil au cas où le Ku Klux Klan attaquerait ; ainsi que les préconisations horrifiées de sa mère : surtout, ne réponds aux provocations des petits garçons blancs, sous peine de finir lynchée ! Mais la figure du grand-père, le seul qui n’a pas peur de parler d’égal·e à égal·e avec les Blanc·hes, trace une ligne de conduite dans sa vie. Elle sent ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, elle est fière d’elle et ne veut pas se laisser marcher sur les pieds.
Loin de la représentation réductrice qu’on en a fait, Rosa Parks était une femme noire militante dévouée à la cause antiraciste. Plus de dix ans avant son inculpation pour non-respect de la ségrégation dans les bus en 1955, elle était déjà secrétaire de la NAACP (Association nationale pour la promotion des gens de couleur), et son mari, Raymond Parks était clandestinement engagé dans la lutte contre la ségrégation, et plus largement contre le racisme, depuis les années 1920. Avant le boycott des bus de Montgomery, les Parks s’étaient illustré dans la lutte pour le droit de vote des Noir·es.
Puis vint le 1er décembre 1955, où cette dame « âgée » (de 42 ans seulement), « épuisée par sa journée de travail » (ou par l’oppression systémique), n’a pas voulu céder sa place à une personne blanche dans un bus ségrégué. À la suite de son procès bâclé se met en place le boycott des bus de Montgomery, utilisés à 75 % par des Noir·es (ce qui a été une des conditions de son succès). Rosa Parks raconte l’auto-organisation exemplaire des Noir·es, avec la figure émergente du pasteur Martin Luther King, pour mener un boycott efficace des bus, pendant plus d’un an, et qui donnera naissance au mouvement pour les droits civiques. Elle raconte aussi le harcèlement, les menaces de mort, les maisons des pasteurs incendiées, et finalement le meurtre de Martin Luther King.
Tout au long de son témoignage, Rosa Parks souligne combien les femmes du mouvement ont été écartées des projecteurs. Lors des rassemblements, c’était presque exclusivement des hommes qui s’exprimaient du haut de la tribune : principalement Martin Luther King, Ralph Abernathy, Edgar Nixon. La parole légitime était celle des hommes, alors que Rosa Parks a continué, durant toutes ces années, à témoigner auprès d’étudiant·es noir·es et de publics plus restreints, et à œuvrer dans l’ombre, par téléphone, par courrier, en tant que pilier de l’organisation montée pour la promotion des droits civiques. Elle redonne d’ailleurs un peu de place aux autres femmes de la lutte durant cette époque : Septima Poinsette Clark, Johnnie Rebecca Daniels Carr, Bernice Robinson, Virginia Durr.
Elle porte aussi un regard éclairé sur les méthodes de lutte : elle croit en l’efficacité de la non-violence de Martin Luther King, inspirée de Gandhi, sans pour autant en être une défenseuse inconditionnelle ; et, de ce qu’on peut lire aux débuts de leur mariage, son mari semblait partisan de la légitime défense armée. Un épisode semble l’avoir beaucoup marquée : lors de la marche de Selma en 1965, strictement encadrée par les organisateurices, elle se fait virer du cortège à plusieurs reprises parce qu’elle ne porte pas le gilet prévu pour l’événement. Un demi-siècle plus tard, certaines choses n’ont pas changé : les promoteur·ses de la non-violence peuvent se montrer toujours aussi dogmatiques, autoritaires, arrogant·es, voire ridicules…
C’est en particulier lorsque je tiens en main ce genre d’ouvrage, qui n’a été traduit en français qu’en 2018, c’est-à-dire un quart de siècle après sa parution aux États-Unis, que je prends conscience que notre métier d’éditeur et d’éditrice est primordial. Combien d’autres précieux morceaux d’histoire manquent-ils pour donner du corps et de l’esprit à nos luttes ? Merci aux camarades des éditions Libertalia d’avoir déniché ce texte inestimable, accompagné de notes avisées, et d’avoir rendu sa version numérique disponible gratuitement pendant le confinement : cette lecture a été salvatrice à un moment où, comme beaucoup, j’avais besoin de retrouver du sens et de l’inspiration dans mes activités.
En 2015, Paris a inauguré au nom de Rosa Parks une gare et un centre commercial (encore un grand projet inutile pour sauver la sacro-sainte croissance) dans un quartier en voie d’embourgeoisement. Mais qu’on ne s’y trompe pas : on peut y voir une façon de commémorer sa lutte, ou bien d’institutionnaliser une figure militante, érigée en icône figée, muette, vidée de sa capacité subversive, à des fins politiques : « circulez, il n’y a rien à voir, le racisme n’existe plus et l’humanisme a triomphé… » La publication de l’autobiographie de Rosa Parks est décisive contre la récupération et la langue de bois, et pour garder vivante la mémoire de nos luttes à travers les générations.
Quelques semaines après la mort insupportable, injustifiable de George Floyd, que les médias mainstream, majoritairement investis par des personnes blanc·hes, n’ont pas pu ignorer, la lecture de ce témoignage de première main met en perspective l’histoire du racisme institutionnalisé aux États-Unis, depuis l’esclavage aux discriminations de race et de classe, en passant par les crimes policiers quotidiens. Malgré les grandes valeurs répandues dans des discours grandiloquents par les classes dirigeantes, le monde est toujours profondément raciste, et les États-Unis n’y échappent pas. Gageons que le combat contre le racisme devienne la lutte fédératrice post-covid 19 !
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Mon histoire
Une vie de lutte contre la ségrégation raciale
Traduit de l’américain par Julien Bordier
Rosa Parks, avec Jim Haskins
Éditions Libertalia
2018
200 pages
10 euros