Anna Dubosc
Éditions Rue des promenades
2011
Sofia est la fille derrière le comptoir, celle qu’on n’imagine pas faire autre chose que des sandwichs. À 30 ans, elle est salariée d’un snack, mais fait plutôt office de gérante puisque son patron a très bien compris qu’il pouvait entièrement se reposer sur elle. Il faut dire que Sofia, malgré son franc parler, se laisse volontiers avoir : elle rechigne un peu mais fait des heures sup' jamais rattrapées, et toujours avec un professionnalisme et une honnêteté rares.
Dans son quotidien bien rythmé, on suit ses réflexions et ses préjugés sur les clients et les autres petits commerçants du quartier. Le quartier bruisse du sexisme ordinaire dont Sofia ne semble pas se rendre compte, des conversations convenues, à peine formulées, à peine écoutées, entre les commerçants qui se côtoient sans se connaître.
Après son travail, elle rejoint sa maison achetée à crédit et son mari, un homme taciturne et peu bavard. C’est qu’au-delà de son travail, Sofia quitte la blouse et a une vie, comme nous, comme vous.
La Fille derrière le comptoir est un petit roman discret qui ne peut pas être raconté, sinon tout son intérêt s’éteint. Cette Sofia, je l’ai bien aimée. J’ai aimé ce récit sans jugement négatif ni misérabilisme, et même empreint d’humilité envers les travailleurs ordinaires. Certes, Sofia a ses défauts et peine à se défaire de ses entraves, mais j’ai ressenti de l’empathie envers elle, empathie qui émane d’une langue proche du quotidien, avec ces petites phrases en apparence ordinaires mais qui font sens, comme celles qu’on peut lire chez Romain Gary.
J’ai dévoré ce livre qui donne la parole à une personne ordinaire. S’il n’a pas de prétention littéraire ou artistique, il a la volonté louable de raconter la vie de ceux dont on parle si peu, et si mal. Il donne aussi à voir au-delà du costume de travail (à ce sujet, voir cette vidéo du Hacking social édifiante).
Sofia m’a fait penser très fort à une personne de ma famille qui, comme elle, ne sait pas s’arrêter pour prendre le temps de vivre pour soi, qui ne sait pas dire « non », qui a une vie simple mais riche de bon sens. Il y a ce consentement à l’exploitation, qu’elle soit économique ou familiale, cette loyauté indéfectible envers le travail, cet amour du travail bien fait, qui sont révélés dans ce roman.
Je pense qu’il ne faut pas chercher de morale à cette histoire, mais ce roman très court soulève des questions sur la conception du bonheur : qu’attendons-nous de la vie ? De quoi rêve-t-on ? L’ordinaire a-t-il quelque chose d’ennuyeux ou de rassurant ? Je pense que l’auteure, en laissant place au discours de Sofia, nous laisse penser ce qu’on veut, avoir notre propre opinion de la vie de Sofia. Pour ma part, je ne veux rien de la vie de cette vie, mais je comprends que d’autres puissent la désirer.
Bref, j’ai aimé ce roman, publié par les éditions indé Rue des promenades, qui, sous ses airs de roman sans prétention artistique, parvient à jeter sa flèche assez loin.
Retour aux mots sauvages Thierry Beinstingel
Je vous écris de l'usine Jean-Pierre Levaray
1. Page 7.
La Fille derrière le comptoir
Anna Dubosc
Éditions Rue des promenades
2011
128 pages
12 euros