Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse
Svetlana Alexievitch
Éditions Jean-Claude Lattès
1998
Dix ans après, Svetlana Alexievitch, récipiendaire du prix Nobel de littérature, publie les témoignages des Biélorusses, issus de différents milieux sociaux, qui ont vécu dans la région, qui ont travaillé à la centrale ou y ont été « liquidateurs ».
Quelques jours après l’explosion de la centrale nucléaire le 26 avril 1986, des centaines de milliers de gens sont évacué·es de gré ou de force de la région de Tchernobyl, à la frontière entre l’Ukraine et la Biélorussie. Abandonnant leurs affaires personnelles et leurs animaux, des gens qui cultivaient la terre depuis des générations quittent leurs terres, non pas pour trois jours comme iels le croient, mais pour toujours. En ce printemps ensoleillé, parmi celles et ceux qui n’ont pas été évacué·es, certain·es n’y croient pas : la radiation n’a pas de couleur ni d’odeur, les animaux se comportent normalement, et les récoltes sont très bonnes.
La région massivement désertée est devenue le lieu de tous les pillages et de tous les trafics, malgré la présence des militaires et des réservistes. Celles et ceux qui sont revenu·es ont reconstruit leurs maisons saccagées et repris le travail de la terre comme avant. D’un côté, les évacué·es sont dispersé·es dans la Biélorussie sont traité·es en parias, comme les Hibakushi, les survivants de Hiroshima. De l’autre, Tchernobyl devient une terre d’accueil pour les réfugié·es politiques, comme cette famille qui a fui la guerre au Tadjikistan entre 1992 et 1997.
Svetlana Alexievitch recueille aussi les témoignages des « liquidateurs » qui sont montés sur les toits des réacteurs, là où même les composants électroniques des machines brûlaient. À coup de 1 minute 30 par jour, ils se sont relayés pendant des semaines, tandis que d’autres isolaient le sous-sol radioactif des nappes phréatiques, dans des conditions de travail tout aussi terribles. La couche de terre superficielle, ainsi que les plantes, les insectes, les arbres, les jardins, les maisons ont été arrachés sur des centaines de kilomètres carré et enterrés dans des fosses qui ne devaient en principe pas entrer en contact avec les fosses communes.
Du point de vue des responsables politiques, chaque mission autour des réacteurs se compte en nombre de vies, tandis que les hommes envoyés sur le terrain, munis de piètres protections, sont encouragés par des salaires certes alléchants au premier abord, mais dérisoires compte tenu de la mortalité et des nombreuses maladies à venir. La vodka qui circule à flots sert davantage à dompter la peur et à s’armer de courage qu’à « désactiver » les radiations, comme d’aucuns le prétendent…
Les recueils de témoignages de Svetlana Alexievitch, qui dessinent chacun une histoire sociale de l’URSS, figurent parmi mes préférés de tous les temps, et je vous ai déjà parlé de La Fin de l’Homme rouge. Tchernobyl fascine et défie l’entendement. Dans La Supplication, ce sont surtout les témoignages des femmes qui ont pansé les plaies de leurs maris agonisants qui m’ont retourné. Certes, on connaît les maladies et les malformations monstrueuses qui ont augmenté depuis l’explosion de la centrale, mais la vie des liquidateurs pendant leur mission et celle des habitant·es de la région sont probablement moins connues. Quel degré de fatalisme faut-il pour retourner vivre dans la région, malgré la radiation ?
Quel degré de courage ou d’ignorance a-t-il fallu aux « liquidateurs » pour partir en mission ? L’œuvre de Svetlana Alexievitch est parcourue par cette représentation des Soviétiques pétri·es d’idéalisme, de courage, de patriotisme, de fatalisme, et d’une certaine dose de virilisme. Chaque génération soviétique a eu son lot de guerres, de morts et de souffrances. Élevé·es dans une discipline militaire, les Soviétiques ont certainement un sens du devoir et de l’abnégation très développé qui a permis, en 1986, de colmater la centrale. Toutefois, tous les jeunes hommes envoyés en mission n’étaient pas volontaires : entre les pressions machistes et la peur d’être viré du parti, une partie y est allée à reculons. L’obéissance aveugle est aussi à l’origine de trop de désastres dans le monde : la hiérarchisation et la bureaucratie dilue la responsabilité, au point que chacun met en sourdine son sens moral et attend les ordres. Dans les faits, un pouvoir de décision énorme se retrouve entre quelques mains. Quelle est la responsabilité des opérateurices des centrales et des responsables du Parti qui ont détenu des millions de vies entre leurs mains ? Comment peut-on tromper à ce point les gens sur la dangerosité des radiations et mal les guider dans les gestes d’urgence ?
« Non, ce n’étaient pas des criminels, mais des ignorants. Un complot de l’ignorance et du corporatisme. Le principe de leur vie, à ‘l’école des apparatchiks : ne pas sortir le nez dehors. On devait justement promouvoir Sliounkov à un poste important, à Moscou. C’était cela. Je pense qu’il a dû recevoir un coup de fil du Kremlin, de Gorbatchev : Surtout pas de vagues, ne semez pas la panique, il y a déjà assez de bruit autour de cela en Occident. Les règles du jeu étaient simples : si vous ne répondez pas aux exigences de vos supérieurs, vous ne serez pas promu, on ne vous accordera pas le séjour souhaité dans une villégiature privilégiée ou la datcha que vous voulez… Si nous étions restés dans un système fermé, derrière le rideau de fer, les gens seraient demeurés à proximité immédiate de la centrale. On y aurait créé une région secrète, comme à Kychtym ou Semipalatinsk… Nous sommes dans un pays stalinien. Il est encore stalinien à ce jour6… »
Quel degré de folie a-t-il fallu pour construire partout dans le monde des centrales, alors que le nucléaire est loin d’être maîtrisé ? Malheureusement, malgré des conditions de sécurité plus rigoureuses, l’explosion de Fukushima au Japon en 2012 a démontré que le risque était bel et bien présent. En France, la quarantaine de réacteurs arrive à terme dans les années à venir : les coûts vont encore être colossaux pour augmenter leur durée de vie de dix ans, voire plus, mais la catastrophe n’est pas du tout exclue. Comment les responsables politiques et scientifiques peuvent-iels laisser l’humanité entre les mains d’une technologie dévastatrice ? Les décennies passent, et la problématique reste la même à mon sens : l’être humain se croit toujours le maître du monde ; il croit pouvoir disposer à sa guise de la planète, dans une vision utilitaire et conséquemment « omnicidaire ».
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La Supplication
Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse
Traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain
Svetlana Alexievitch
Éditions J’ai lu (format poche)
2015 pour cette édition
256 pages
5,80 euros
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